Universitätsbibliothek HeidelbergUniversitätsbibliothek Heidelberg
Überblick
loading ...
Faksimile
0.5
1 cm
facsimile
Vollansicht
OCR-Volltext
GALERIE CONTEMPORAINE, LITTÉRAIRE, ARTISTIQUE

été réellement pensé, imaginé, vécu, souffert; on n’y trouverait
aucune réminiscence d’une littérature quelconque, et c’est bien
la Vie qui a posé pour ce portrait effrayant, douloureux et d’un
charme si impérieusement attirant. Aussi Baudelaire pourrait-il
passer pour le précurseur des réalistes, s’il ne se séparait d’eux par
une différence absolue et radicale. En effet si, comme ils le firent
plus tard, il accepte comme sujet toutes les laideurs, tous les vices,
tous les motifs d’étude, il ne manque jamais à les ennoblir,
comme Rembrandt et Delacroix, parla beauté que l’art doit savoir
créer, sans ôter rien à la vérité de son modèle. Enfin, en artiste
désespérément courageux, il nous montre les plaies, les hypocri-
sies, les lassitudes les plus viles, mais en les haïssant, en s’élan-
çant de tout l’effort de son âme vers l’immuable azur, car invinci-
blement épris des vérités éternelles, il regarde la laideur et le mal
comme troublant l’ordre absolu qui mène les constellations et
régit l’univers. Et que serait la Poésie, sinon un amour ardent et
passionné de l’ordre? Car elle ne consiste qu’à faire entrer visi-
blement dans le rhythme universel ce qui, pour nos sens étroits
et bornés, ne semble pas en faire partie.
Voilà donc ce que fut le poète des Fleurs du Mal : un révolu-
tionnaire en poésie. Pour jouer ce rôle difficile, périlleux, mortel
et si glorieux, il avait reçu de la nature et de la fortune tous les
dons nécessaires. Comme pour faire tout de suite contraste avec
les poètes que poursuivra le bucolique souvenir des campagnes
natales, il était audacieusement né à Paris, le 21 avril 1821, dans
une vieille maison à tourelle de la rue Hautefeuille. Il était le
fils d’un savant, homme très-distingué, ancien ami de Condorcet
et de Cabanis, et d’une mère charmante, infiniment élégante et
spirituelle, qui plus tard, remariée au général Aupick, brilla
comme ambassadrice à Constantinople et à Madrid, où elle parut
le type le plus accompli de la séduction et de la grâce française.
Ainsi Baudelaire lui dut sa beauté, son éducation aristocratique,
son agile esprit, comme il dut à son père la logique et la lucide
raison, qui furent la solide trame sur laquelle il put broder les
fleurs délicieuses de sa fantaisie. Mais comme rien ne lui a été
refusé de ce qui devait faire de lui le grand artiste que nous admi-
rons, le bonheur voulut que le général Aupick et sa femme,
effrayés des étonnants instincts de poëte que montrait Baudelaire
encore enfant, voulussent essayer de changer le cours de ses idées
et l’envoyassent pour cela au bout du monde. Embarqué sur un
navire que commandait un capitaine ami de sa famille, il vit les
mers de l’Inde, l’île Maurice, l’île Bourbon, Madagascar et Cey-
lan, la presqu’île du Gange. Admirez ici la volonté providen-
tielle, qui fournit toujours aux créateurs prédestinés l’éducation
et les spectacles dont leur esprit a besoin. Le poète ne devait
jamais être appelé à décrire l’Inde, mais comme peintre de Paris
et de la vie humaine, il était nécessaire qu’il fût dégoûté pour
toujours du paysage banal copié dans les livres, et même qu’il fût
armé contre la séduction que la plus bête des campagnes exerce
sur le naïf citadin. Or, ayant dans son souvenir les végétations
énormes, les grandes fleurs, les monstres, les fleuves sacrés, les
blanches constellations de diamants dans les cieux de lumière,
n’était-il pas guéri par avance des prairies insignifiantes et des
petits moutons ? Il s’était fort mal défait de sa pacotille et des
bœufs qu’on l’avait chargé de vendre aux Anglais de l’Inde ; mais
il avait contracté le goût des parfums pénétrants qu’il garda tou-
jours ; il s’était épris des beaux types de femme à la peau bronzée

ou noire qui devaient rendre impossible à jamais pour lui tout faux
idéal de beauté classique, et il gardait impérissablement réfléchis
dans son souvenir des pays paradisiaques, dont la splendeur
devait éclairer sa pensée, à mesure qu’il descendrait dans le gouf-
fre et dans la nuit des enfers parisiens.
Baudelaire, je l’ai dit, avait vingt ans quand je le connus ; il
était déjà revenu de ces longs voyages, où il avait d’emblée,
comme tous les vrais artistes, trouvé son style. Il habitait île
Saint-Louis, dans le vieil hôtel Pimodan, un petit appartement de
trois pièces qui, dans son élégance intime et bizarre, lui ressem-
blait parfaitement. Le parquet était couvert d’un chaud et épais
tapis ; sur les murs était uniformément tendu un papier glacé à
énormes ramages rouges et noirs. Une seule peinture, très-petite,
encadrée dans une bordure lumineuse à gorges profondes, une
extraordinaire tête de la Douleur par Delacroix, et du même maî-
tre la suite des Hamlet lithographiés, coupaient cette chaude et
sauvage harmonie. De hauts fauteuils carrés, fabriqués par un
excellent tapissier et très-confortables, mais faits seulement en
bois blanc et couverts de simple toile que cachait une housse,
étonnaient le regard par leur dimension, et une femme assise y
prenait tout de suite l’air d’un enfant. Le centre de la chambre à
alcôve, donnant sur la rivière, était occupé par une table gigan-
tesque, en noyer massif, rare chef-d’œuvre du xvme siècle, car
son contour offrait ces ondulations capricieuses, inégales, en appa-
rence arbitraires, que les ébénistes modernes n’ont jamais su re-
trouver, et combinées de telle façon que, n’importe à quelle place
on s’asseye, le corps se trouve emboîté et soutenu. Il n’y avait
pas de bibliothèque ; mais en entrant, je vis dans un placard ouvert
une trentaine de volumes en vieilles éditions précieuses, vêtus
d’irréprochables reliures pleines en maroquin et en veau fauve,
dont la perfection accusait le faire des plus habiles artistes. Sur
d’autres rayons brillaient de beaux flacons, une bouteille de vin
du Rhin et des verres en cristal de couleur verte. Un peu plus
tard, il y eut dans cette même chambre l’admirable portrait de
Baudelaire par Emile Deroy, en habit noir, en cravate blanche
flottante, avec la main crispée et la longue chevelure se détachant
sur un fond gris coupé de hâchures sinistres. Il appartient aujour-
d’hui au docteur Gérard Piogey, depuis la mort de Charles Asse-
lineau, qu’ le tenait du poète lui-même, dont il fut le meilleur
ami.
Baudelaire avait déjà composé plusieurs des poèmes qui de-
vaient plus tard former les Fleurs du Mal-, mais il ne se hâtait pas
de publier; contrairement à tant de poètes, qui commencent à
écrire sans avoir rien vu et sans avoir pu puiser leur inspiration
ailleurs que dans les livres, il voulait vivre, connaître, tout sentir,
tout voir. Il mangea ainsi sa fortune avec une prodigalité royale,
ou plutôt l’échangea, (faisant un excellent marché !) contre un
inépuisable trésor de souvenirs, d’images, de connaissances
acquises, dont la variété a fait de lui un artiste impossible à rui-
ner et vivant sur son propre fonds. La science parisienne est chère
et s'achète contre beaucoup d’or dépensé et gaspillé ; mais il n’est
pas de meilleur placement, et celui qui a su se donner une pareille
éducation en garde pour toute la vie une certitude d’allure et de
manières qui le défend contre toute vulgarité. C’est ainsi que
Baudelaire, devenu pauvre, faisant de la littérature pour vivre, ne
cessa pas, même au besoin en paletot râpé, d’être un pariait
dandy, un gentleman irréprochable, et sut se passer de tout ce
 
Annotationen