CHARDIN.
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était avant de l’avoir. Ce qu’il voulait cacher, en ne laissant point appro-
cher de son chevalet lorsqu’il peignait, ce n’était point de mystérieux
procédés, mais simplement le tâtonnement, le pénible effort et le doulou-
reux enfantement de ses œuvres. Prenons bien garde en effet de croire
que Chardin peignit comme le dit la Biographie universelle} qui nous
montre le peintre mangeant le lendemain la raie peinte par lui la veille :
une telle peinture ne s’improvise pas. Occupé à peindre sans dissipation
pendant soixante ans, Chardin n’a laissé qu’un petit nombre de toiles. 11
était lent à trouver, à produire, à achever. On devine, à voir ses toiles les
moins fatiguées, d’inquiètes et laborieuses matinées, des matinées de
lutte avec le modèle et la nature, où le peintre corrigeait, effaçait, restait
là, l’esprit et les yeux tendus, la main hésitante sur ses accords, jusqu’à
un certain moment d’illumination, une minute, un éclair : alors tout à
coup le jour se faisant en lui, il enlevait son tableau, souvent sur l’ébau-
che perdue de deux ou trois autres. Ajoutez à cela que Chardin ne voulait
s’aider d’aucun croquis, d’aucun dessin sur le papier1; il poussait son
sur toutes les ombres, de quelque couleur qu’elles fussent. Il est certain que ce peintre
a été celui de son siècle qui a le mieux entendu l’accord magique du tableau (Archives
de l’cirt français, t. II).» Chardin au reste s’occupa beaucoup de la chimie de son art.
M. Benjamin Fillon a donné, dans les Lettres écrites de laVendée, 1861, un certificat
de Chardin en faveur de l’ocre brun rouge de la Yéri, fabrique de couleurs du Bas-
Poitou qui, en 1771, essayait de lutter avec les terres d’Italie.
1. Ce détail quenous donne Mariette est d’un grand intérêt pour l’histoire des dessins
de Chardin. Il explique la singulière rareté des dessins bien authentiques du maître, et
il montre le peu que ces dessins doivent être : un croquis à toute volée, une pensée,
comme on disait alors, flottante, à peine fixée, la surprise d’un mouvement, l’indication
hâtée et à grands coups d’une attitude de femme, l’ébauche, en quelques touches de
crayon, d’une scène qu’il voulait se rappeler, on ne doit demander que cela à ces des-
sins. Si Chardin a dessiné, c’est ainsi qu’il a du dessiner; et il a dessiné, les catalo-
gues du xvuic siècle en font foi. Il est fait mention, dans la vente d’Argenville, sous le
n° 482, d’une femme debout, tenant un panier à son bras, dessin au fusain rehaussé de
blanc par Chardin, et de plusieurs compositions du même, sous le n° 483. Il existe donc
des études de lui; mais l’on chercherait vainement, dans toutes les ventes du temps, la
trace d’un seul dessin fini et terminé, d’un dessin d’une scène faite. Le public de ces
années-ci s’est très-peu occupé de cela, et l’on a vu l’ignorance des acheteurs aller au
delà de ce qu’on peut imaginer : les dessins les plus achevés, les plus complets, les plus
pinochés dans le joli, le coquet, le léché, sentant du plus loin qu’on les voyait le pein-
tre-graveur, ces dessins sur lesquels le catalogue laisse tomber au hasard un nom
qui fait bien, on les a vus achetés et payés comme des Chardins.—Voici pourtant trois
étalons purs des dessins de Chardin : le premier est un homme en tricorne, avec l’habit
du jeune homme des tours de cartes, tenant je ne sais quoi de rond dans la main.
C’est le seul dessin de Chardin que je connaisse signé : Chardin, de sa main. 11 est
daté 1760. C’est une indication de mouvement à la sanguine, avec des plis, des ron-
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était avant de l’avoir. Ce qu’il voulait cacher, en ne laissant point appro-
cher de son chevalet lorsqu’il peignait, ce n’était point de mystérieux
procédés, mais simplement le tâtonnement, le pénible effort et le doulou-
reux enfantement de ses œuvres. Prenons bien garde en effet de croire
que Chardin peignit comme le dit la Biographie universelle} qui nous
montre le peintre mangeant le lendemain la raie peinte par lui la veille :
une telle peinture ne s’improvise pas. Occupé à peindre sans dissipation
pendant soixante ans, Chardin n’a laissé qu’un petit nombre de toiles. 11
était lent à trouver, à produire, à achever. On devine, à voir ses toiles les
moins fatiguées, d’inquiètes et laborieuses matinées, des matinées de
lutte avec le modèle et la nature, où le peintre corrigeait, effaçait, restait
là, l’esprit et les yeux tendus, la main hésitante sur ses accords, jusqu’à
un certain moment d’illumination, une minute, un éclair : alors tout à
coup le jour se faisant en lui, il enlevait son tableau, souvent sur l’ébau-
che perdue de deux ou trois autres. Ajoutez à cela que Chardin ne voulait
s’aider d’aucun croquis, d’aucun dessin sur le papier1; il poussait son
sur toutes les ombres, de quelque couleur qu’elles fussent. Il est certain que ce peintre
a été celui de son siècle qui a le mieux entendu l’accord magique du tableau (Archives
de l’cirt français, t. II).» Chardin au reste s’occupa beaucoup de la chimie de son art.
M. Benjamin Fillon a donné, dans les Lettres écrites de laVendée, 1861, un certificat
de Chardin en faveur de l’ocre brun rouge de la Yéri, fabrique de couleurs du Bas-
Poitou qui, en 1771, essayait de lutter avec les terres d’Italie.
1. Ce détail quenous donne Mariette est d’un grand intérêt pour l’histoire des dessins
de Chardin. Il explique la singulière rareté des dessins bien authentiques du maître, et
il montre le peu que ces dessins doivent être : un croquis à toute volée, une pensée,
comme on disait alors, flottante, à peine fixée, la surprise d’un mouvement, l’indication
hâtée et à grands coups d’une attitude de femme, l’ébauche, en quelques touches de
crayon, d’une scène qu’il voulait se rappeler, on ne doit demander que cela à ces des-
sins. Si Chardin a dessiné, c’est ainsi qu’il a du dessiner; et il a dessiné, les catalo-
gues du xvuic siècle en font foi. Il est fait mention, dans la vente d’Argenville, sous le
n° 482, d’une femme debout, tenant un panier à son bras, dessin au fusain rehaussé de
blanc par Chardin, et de plusieurs compositions du même, sous le n° 483. Il existe donc
des études de lui; mais l’on chercherait vainement, dans toutes les ventes du temps, la
trace d’un seul dessin fini et terminé, d’un dessin d’une scène faite. Le public de ces
années-ci s’est très-peu occupé de cela, et l’on a vu l’ignorance des acheteurs aller au
delà de ce qu’on peut imaginer : les dessins les plus achevés, les plus complets, les plus
pinochés dans le joli, le coquet, le léché, sentant du plus loin qu’on les voyait le pein-
tre-graveur, ces dessins sur lesquels le catalogue laisse tomber au hasard un nom
qui fait bien, on les a vus achetés et payés comme des Chardins.—Voici pourtant trois
étalons purs des dessins de Chardin : le premier est un homme en tricorne, avec l’habit
du jeune homme des tours de cartes, tenant je ne sais quoi de rond dans la main.
C’est le seul dessin de Chardin que je connaisse signé : Chardin, de sa main. 11 est
daté 1760. C’est une indication de mouvement à la sanguine, avec des plis, des ron-