206
(i A Z E T T E DES B E A U X - A II T S.
atteindre le principal coupable, se contente d’admonester Anne
Boug'ier, l’engageant à ne pas récidiver et la condamne simplement
en trois livres d’amende applicables aux pauvres de l’hôpital de la
ville. La sentence, conservée dans les archives de la Prévôté foraine
de Laon, porte la date du 3 novembre 1723.
Certes, en elle-même, l’aventure parait sans conséquence. Elle
pourrait bien cependant avoir exercé sur la vie et les actes de La Tour
une durable et sérieuse influence; mais tout d’abord remarquons la
façon dont La Tour est désigné dans cet acte judiciaire.
Yoici le texte même du passage : « ... au nommé Quentin de La
Tour, garçon de dix-neuf ans, peintre de son métier, demeurant à
Saint-Quentin, son cousin germain... » Ainsi, point de doute sur
l’identité du personnage. Il s’agit bien de Maurice Quentin de La Tour,
né on 1704, ayant par conséquent dix-neuf ans en 1723, et exerçant
déjà la qualité de peintre avant d’avoir quitté sa ville natale. Comment
accorder ce fait absolument authentique avec le récit qui le fait
arriver à Paris dès l’àge de quinze ans?
N’est-il pas bien plus probable que l’aventure d’Anne Bougier
aura causé beaucoup de bruit et de scandale dans une petite ville
comme Saint-Quentin? Tandis que la victime se réfugiait à Laon pour
y cacher les suites de sa faiblesse, La Tour se sauvait à Paris, mais
en prenant grand soin de dissimuler le véritable motif de sa fuite.
C’est ainsi qu’il aura plus tard donné le change à Mariette et à tous
ceux qui l’interrogeaient, en racontant qu’il avait quitté sa province
dès l’àge de quinze ans. Quand on rapproche de cette aventure de
jeunesse la singulière sollicitude dont le peintre, arrivé au terme
de sa carrière, se prend pour les femmes en couches, quand on se
rappelle les fondations qu’il multiplie à Saint-Quentin en leur faveur,
on est presque tenté d’admettre que le souvenir d’Anne Bougier a
pesé sur la conscience de l’artiste pendant toute sa glorieuse carrière.
Il ne s’est ouvert à personne de ce remords cuisant, de cette honte
secrète; mais il aura voulu assurer la paix de ses dernières années
en consacrant ce monument expiatoire de la faute ignorée de tous.
Comment expliquer, sans cela, cette préoccupation bizarre pour les
misères des femmes en couches? L’originalité d’un esprit fantasque
n’est pas une raison suffisante de cette singulière application de
la charité.
Quoi qu’il en soit du mobile qui ait décidé La Tour à choisir cette
classe particulière d’indigents pour principal objet de ses libéralités,
il ressort de la pièce judiciaire qui vient d’être analysée qu’en 1722
(i A Z E T T E DES B E A U X - A II T S.
atteindre le principal coupable, se contente d’admonester Anne
Boug'ier, l’engageant à ne pas récidiver et la condamne simplement
en trois livres d’amende applicables aux pauvres de l’hôpital de la
ville. La sentence, conservée dans les archives de la Prévôté foraine
de Laon, porte la date du 3 novembre 1723.
Certes, en elle-même, l’aventure parait sans conséquence. Elle
pourrait bien cependant avoir exercé sur la vie et les actes de La Tour
une durable et sérieuse influence; mais tout d’abord remarquons la
façon dont La Tour est désigné dans cet acte judiciaire.
Yoici le texte même du passage : « ... au nommé Quentin de La
Tour, garçon de dix-neuf ans, peintre de son métier, demeurant à
Saint-Quentin, son cousin germain... » Ainsi, point de doute sur
l’identité du personnage. Il s’agit bien de Maurice Quentin de La Tour,
né on 1704, ayant par conséquent dix-neuf ans en 1723, et exerçant
déjà la qualité de peintre avant d’avoir quitté sa ville natale. Comment
accorder ce fait absolument authentique avec le récit qui le fait
arriver à Paris dès l’àge de quinze ans?
N’est-il pas bien plus probable que l’aventure d’Anne Bougier
aura causé beaucoup de bruit et de scandale dans une petite ville
comme Saint-Quentin? Tandis que la victime se réfugiait à Laon pour
y cacher les suites de sa faiblesse, La Tour se sauvait à Paris, mais
en prenant grand soin de dissimuler le véritable motif de sa fuite.
C’est ainsi qu’il aura plus tard donné le change à Mariette et à tous
ceux qui l’interrogeaient, en racontant qu’il avait quitté sa province
dès l’àge de quinze ans. Quand on rapproche de cette aventure de
jeunesse la singulière sollicitude dont le peintre, arrivé au terme
de sa carrière, se prend pour les femmes en couches, quand on se
rappelle les fondations qu’il multiplie à Saint-Quentin en leur faveur,
on est presque tenté d’admettre que le souvenir d’Anne Bougier a
pesé sur la conscience de l’artiste pendant toute sa glorieuse carrière.
Il ne s’est ouvert à personne de ce remords cuisant, de cette honte
secrète; mais il aura voulu assurer la paix de ses dernières années
en consacrant ce monument expiatoire de la faute ignorée de tous.
Comment expliquer, sans cela, cette préoccupation bizarre pour les
misères des femmes en couches? L’originalité d’un esprit fantasque
n’est pas une raison suffisante de cette singulière application de
la charité.
Quoi qu’il en soit du mobile qui ait décidé La Tour à choisir cette
classe particulière d’indigents pour principal objet de ses libéralités,
il ressort de la pièce judiciaire qui vient d’être analysée qu’en 1722