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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
constater comme il a bien su saisir le caractère du Jura bàlois. Il en a utilisé avec
beaucoup de science la géologie et la botanique dans certains de ses tableaux, entre
autres pour le paysage qui encadre la Diane endormie sous la garde de deux
faunes aux yeux tout allumés de convoitise. Dans cette toile, certains détails, la
chaussure à lacets de la déesse, par exemple, choqueront le goût français, mais il
faut les subir sans murmurer, ou même ne point s’y arrêter, vu la très grande
originalité de cet artiste, à tant d’égards si complet. Son triton buvant l’eau d’un
coquillage, sur un écueil contre lequel se rompent les vagues furieuses, rentre dans
la catégorie des scènes mythologiques dont la Gazette des Beaux-Arts a reproduit
à l’eau-forte deux si remarquables échantillons en 1893. Mais en revanche, la
Crucifixion est une scène tout à fait unique dans l’œuvre de Bôcklin qui n’est jamais
revenu à ce sujet. Là encore le goût français du jour pourrait être choqué par
certains détails de costume; mais il siérait peu de s’y appesantir en présence d'une
pareille conception, réalisée avec la foi et la ferveur des primitifs, avec un parti pris
d’anachronisme dont nous sommes très partisan, du moment que les peintres reli-
gieux ont la volonté de peindre un Dieu mort pour tous les hommes et non point
seulement pour quelques Juifs ou même quelques Arabes, comme cela a été la
mode de le représenter après Bida et Yereschaguine, entre autres. Au sentiment d’un
artiste pieux, c’est l’humanité entière pécheresse qui a cloué le Christ en croix, et
c’est l’humanité entière repentante qui l’en détache et qui l'ensevelit par les mains
de Joseph d'Arimathie, de Saint Jean et des Saintes femmes.
Il faut surtouUretenir de la Descente de Croix de Bôcklin deux belles têtes de
vieillards et la saisissante expression de haine dont il a empreint la face morte du
mauvais larron : celui-ci a les yeux ouverts, le regard vitreux, et toute son
expression semble encore blasphémer, tandis qu’au contraire le bon larron,
dans la paix de son dernier soupir, a pris déjà une expression chrétienne, presque
messianique. Le décor est toscan, la scène se passe aux premières lueurs de
l’aube.
Au Salon officiel, Bôcklin a envoyé une Bataille des Cirnbres, ébauche violente et
mouvementée qui rappelle le Thermodon de Rubens et où l'on rencontre un groupe
de cinq ou six chevaux et cavaliers, tassés ensemble dans la mêlée, au passage
d’un pont de bois qui ploie sur une rivière où l’eau fume de brouillard. Le second
tableau est rempli par le groupe étrange d’un morse à torse humain tenté par une
naïade, sur un récif, dans l'immensité d'une mer houleuse. La luxurieuse créature,
aux délicates carnations verdâtres, offre un violent contraste avec la rudesse cuivrée
du monstre ruisselant, à la tête sombrement tragique, qui n’a la force ni de fuir
ni de regarder, et dont le mouvement contradictoire dit bien l'impossibilité pour
l’être en qui subsiste trop de bestialité d’étreindre sa chimère, alors même que la
vague du hasard semble lui en offrir l’occasion.
Tout de suite après Bôcklin, ce sont MM. Stuck, Thoma, Sandreuter et de
Hofmann qu’il faut mentionner; ils sont les coryphées de l’école néo-idéaliste et
les artistes les plus convaincus, les plus personnels de l’Allemagne contemporaine.
M. Franz Stuck, un robuste et taciturne fils de paysan bavarois, est de tous les
peintres allemands d’aujourd’hui celui qui a le mieux le sentiment du nu, le seul
dont on puisse dire que ses anatomies sont impeccables : il le prouve par sa
sculpture aussi bien que par sa peinture. Pour s’en convaincre, il suffit de voir
le beau et sérieux livre plein d’études académiques que lui a consacré, l’an passé
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
constater comme il a bien su saisir le caractère du Jura bàlois. Il en a utilisé avec
beaucoup de science la géologie et la botanique dans certains de ses tableaux, entre
autres pour le paysage qui encadre la Diane endormie sous la garde de deux
faunes aux yeux tout allumés de convoitise. Dans cette toile, certains détails, la
chaussure à lacets de la déesse, par exemple, choqueront le goût français, mais il
faut les subir sans murmurer, ou même ne point s’y arrêter, vu la très grande
originalité de cet artiste, à tant d’égards si complet. Son triton buvant l’eau d’un
coquillage, sur un écueil contre lequel se rompent les vagues furieuses, rentre dans
la catégorie des scènes mythologiques dont la Gazette des Beaux-Arts a reproduit
à l’eau-forte deux si remarquables échantillons en 1893. Mais en revanche, la
Crucifixion est une scène tout à fait unique dans l’œuvre de Bôcklin qui n’est jamais
revenu à ce sujet. Là encore le goût français du jour pourrait être choqué par
certains détails de costume; mais il siérait peu de s’y appesantir en présence d'une
pareille conception, réalisée avec la foi et la ferveur des primitifs, avec un parti pris
d’anachronisme dont nous sommes très partisan, du moment que les peintres reli-
gieux ont la volonté de peindre un Dieu mort pour tous les hommes et non point
seulement pour quelques Juifs ou même quelques Arabes, comme cela a été la
mode de le représenter après Bida et Yereschaguine, entre autres. Au sentiment d’un
artiste pieux, c’est l’humanité entière pécheresse qui a cloué le Christ en croix, et
c’est l’humanité entière repentante qui l’en détache et qui l'ensevelit par les mains
de Joseph d'Arimathie, de Saint Jean et des Saintes femmes.
Il faut surtouUretenir de la Descente de Croix de Bôcklin deux belles têtes de
vieillards et la saisissante expression de haine dont il a empreint la face morte du
mauvais larron : celui-ci a les yeux ouverts, le regard vitreux, et toute son
expression semble encore blasphémer, tandis qu’au contraire le bon larron,
dans la paix de son dernier soupir, a pris déjà une expression chrétienne, presque
messianique. Le décor est toscan, la scène se passe aux premières lueurs de
l’aube.
Au Salon officiel, Bôcklin a envoyé une Bataille des Cirnbres, ébauche violente et
mouvementée qui rappelle le Thermodon de Rubens et où l'on rencontre un groupe
de cinq ou six chevaux et cavaliers, tassés ensemble dans la mêlée, au passage
d’un pont de bois qui ploie sur une rivière où l’eau fume de brouillard. Le second
tableau est rempli par le groupe étrange d’un morse à torse humain tenté par une
naïade, sur un récif, dans l'immensité d'une mer houleuse. La luxurieuse créature,
aux délicates carnations verdâtres, offre un violent contraste avec la rudesse cuivrée
du monstre ruisselant, à la tête sombrement tragique, qui n’a la force ni de fuir
ni de regarder, et dont le mouvement contradictoire dit bien l'impossibilité pour
l’être en qui subsiste trop de bestialité d’étreindre sa chimère, alors même que la
vague du hasard semble lui en offrir l’occasion.
Tout de suite après Bôcklin, ce sont MM. Stuck, Thoma, Sandreuter et de
Hofmann qu’il faut mentionner; ils sont les coryphées de l’école néo-idéaliste et
les artistes les plus convaincus, les plus personnels de l’Allemagne contemporaine.
M. Franz Stuck, un robuste et taciturne fils de paysan bavarois, est de tous les
peintres allemands d’aujourd’hui celui qui a le mieux le sentiment du nu, le seul
dont on puisse dire que ses anatomies sont impeccables : il le prouve par sa
sculpture aussi bien que par sa peinture. Pour s’en convaincre, il suffit de voir
le beau et sérieux livre plein d’études académiques que lui a consacré, l’an passé