266
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
C’est justement ce que disaient en 1855 les « vieux Parisiens»,
toujours mécontents et toujours débonnaires. Les journaux du temps
sont remplis de leurs doléances et « des regrets bien naturels » que
faisait naître « l’anéantissement complet de cette admirable prome-
nade, que toutes les grandes villes de l’Europe envient à Paris.
« Le carré Marigny offrait particulièrement un aspect admirable,
depuis qu’à la faveur d'une ouverture faite au bois qui l’environ-
nait, on avait pour point de vue, au delà de la Seine, l’Esplanade et
le dôme des Invalides. C’était là que les hommes de tout âge et de
toutes les classes venaient, après les travaux du jour, se livrer aux
différents jeux qui entretiennent la force et l'agilité du corps; c’était
là, que vers le soir et aux heures du repos, les jeunes amis se retrou-
vaient... Les amants, les fiancés, s’y donnaient rendez-vous; ceux
qui aimaient les lettres, les arts et les sciences, étaient certains, pen-
dant les beaux jours de l’été, de rencontrer dans ce lieu charmant
des amis ou d’y faire des connaissances de leur goût et profitables
au développement de l’intelligence...1 » J'interromps à regret cette
citation attendrissante. L’auteur de cet article idyllique et élégiaque,
le vénérable Delécluse, évoquait, dans une prosopopée finale d’une
belle mélancolie, « les promeneurs graves, la gaieté énergique
des joueurs de balle, les tintements des marchands de coco, les
vieillards et les invalides », les amoureux et les rêveurs qui, tous
les jours, animaient ce coin vraiment élyséen, puis, « à l'heure où le
soleil passait derrière l’horizon, rentraient avec calme dans Paris,
s’entretenant des plaisirs de la soirée... » Tous maudissaient le nou-
veau venu, l’encombrante bâtisse qui les chassait de cet asile
enchanté, harmonieux et doux!
La voici qui disparaît pierre à pierre ; on va nous rendre, — on
nous le promet du moins, — le « point de vue » de l'Esplanade et du
dôme des Invalides, à moins que la gare du même nom, monument
imprévu qui sournoisement sort de terre,, n’envahisse indiscrètement
les premiers plans et ne masque l'horizon du beau tableau rêvé...
Avant qu’elle ne soit complètement abattue, arrêtons-nous et souve-
nons-nous un moment, au seuil de la grande halle aux arts, qui vit
passer tant de choses et de gens disparates et éphémères. Certes, elle
ne ressemble pas à ces vieilles maisons, chères au cœur du poète,
.qui se souviennent en pleurant;
aucun lien moral n’exista jamais entre elle et ses hôtes de passage;
1. Journal des Débats, 7 avril 1855.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
C’est justement ce que disaient en 1855 les « vieux Parisiens»,
toujours mécontents et toujours débonnaires. Les journaux du temps
sont remplis de leurs doléances et « des regrets bien naturels » que
faisait naître « l’anéantissement complet de cette admirable prome-
nade, que toutes les grandes villes de l’Europe envient à Paris.
« Le carré Marigny offrait particulièrement un aspect admirable,
depuis qu’à la faveur d'une ouverture faite au bois qui l’environ-
nait, on avait pour point de vue, au delà de la Seine, l’Esplanade et
le dôme des Invalides. C’était là que les hommes de tout âge et de
toutes les classes venaient, après les travaux du jour, se livrer aux
différents jeux qui entretiennent la force et l'agilité du corps; c’était
là, que vers le soir et aux heures du repos, les jeunes amis se retrou-
vaient... Les amants, les fiancés, s’y donnaient rendez-vous; ceux
qui aimaient les lettres, les arts et les sciences, étaient certains, pen-
dant les beaux jours de l’été, de rencontrer dans ce lieu charmant
des amis ou d’y faire des connaissances de leur goût et profitables
au développement de l’intelligence...1 » J'interromps à regret cette
citation attendrissante. L’auteur de cet article idyllique et élégiaque,
le vénérable Delécluse, évoquait, dans une prosopopée finale d’une
belle mélancolie, « les promeneurs graves, la gaieté énergique
des joueurs de balle, les tintements des marchands de coco, les
vieillards et les invalides », les amoureux et les rêveurs qui, tous
les jours, animaient ce coin vraiment élyséen, puis, « à l'heure où le
soleil passait derrière l’horizon, rentraient avec calme dans Paris,
s’entretenant des plaisirs de la soirée... » Tous maudissaient le nou-
veau venu, l’encombrante bâtisse qui les chassait de cet asile
enchanté, harmonieux et doux!
La voici qui disparaît pierre à pierre ; on va nous rendre, — on
nous le promet du moins, — le « point de vue » de l'Esplanade et du
dôme des Invalides, à moins que la gare du même nom, monument
imprévu qui sournoisement sort de terre,, n’envahisse indiscrètement
les premiers plans et ne masque l'horizon du beau tableau rêvé...
Avant qu’elle ne soit complètement abattue, arrêtons-nous et souve-
nons-nous un moment, au seuil de la grande halle aux arts, qui vit
passer tant de choses et de gens disparates et éphémères. Certes, elle
ne ressemble pas à ces vieilles maisons, chères au cœur du poète,
.qui se souviennent en pleurant;
aucun lien moral n’exista jamais entre elle et ses hôtes de passage;
1. Journal des Débats, 7 avril 1855.