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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
dans la conduite de la pensée et, par conséquent, dans l’élaboration
du sujet, sans doute produiraient-ils des œuvres d’une autre tenue
et qui, malgré des contradictions ou des erreurs, parviendraient
encore à nous émouvoir et nous convaincre.
Mais n’cst-ce pas aussi la faute de l’art ou du moins de la com-
préhension traditionnelle de la statuaire, si les artistes sont pris
dans cette impasse d’un art à côté de leurvie, de leur temps, de leurs
pensées, de leurs besoins, d’un art tout de convention et de dilet-
tantisme inutile? Que nous font toutes ces divinités de l’Olympe
ressassées depuis quatre cents ans sans modification : Vénus, Diane,
Artémis, Galathée, Hébé, Cérès, Ariane, Léda, G an y mode, Chloé,
Psyché, Narcisse, Apollon, Daphné, Orphée, la nymphe Echo, les
tritons, les naïades, les dryades et les faunes, mêlés de quelques
Judiths et de quelques Salomés, qui, en notre année; 1898, depuis
deux mille ans que ces noms ne sont plus que des mots, encombrent
encore nos Salons, prétextes canoniquement imposés à perpétuité,
pour représenter un homme ou une femme nus, et justifier l’emploi
d’un mauvais geste appris, répété à satiété, suivant le caractère
convenu du personnage ?
Si la peinture, qui dispose d’un langage si varié, de moyens si
expressifs, dont le but principal est l’illusion; si la peinture, plus
fortunée, à qui appartiennent le passé et le présent, la vie et le rêve,
l’homme et la nature, l’espace et le temps, qui, dans un champ
exigu, grâce aux sortilèges de la couleur et à la magie de la lumière,
est capable de tout exprimer ; si la peinture, si souple, si riche, si
assimilable à toutes les formes de civilisation, a lutté elle-même
longuement, péniblement, héroïquement, pour conquérir chacune
de ses libertés et parvenir à traduire non point seulement le rêve
intérieur de notre âme contemporaine, mais les simples apparences
de notre temps, comment la sculpture, cet art si étroit, si borné, qui
ne dispose que de quelques termes, singulièrement puissants et élo-
quents, il est vrai, mais monotones et limités, comment la sculpture,
qui ne peut avoir recours qu’aux formes animées, en nombre res-
treint, sans le lien, qui les relie, de leur décor naturel, qui ne peut
les exprimer que par le moyen du relief et des jeux de la lumière
sur une matière uniforme, comment parviendra-t-elle, de son côté, à
satisfaire à toutes nos exigences, à résoudre les problèmes complexes
et indéchiffrables que nous lui posons ? Car nous ne lui demandons
pas seulement de traduire notre vie ; bien plus ! nous lui avons
imposé un rôle ; nous lui avons créé une mission élevée, des obliga-
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dans la conduite de la pensée et, par conséquent, dans l’élaboration
du sujet, sans doute produiraient-ils des œuvres d’une autre tenue
et qui, malgré des contradictions ou des erreurs, parviendraient
encore à nous émouvoir et nous convaincre.
Mais n’cst-ce pas aussi la faute de l’art ou du moins de la com-
préhension traditionnelle de la statuaire, si les artistes sont pris
dans cette impasse d’un art à côté de leurvie, de leur temps, de leurs
pensées, de leurs besoins, d’un art tout de convention et de dilet-
tantisme inutile? Que nous font toutes ces divinités de l’Olympe
ressassées depuis quatre cents ans sans modification : Vénus, Diane,
Artémis, Galathée, Hébé, Cérès, Ariane, Léda, G an y mode, Chloé,
Psyché, Narcisse, Apollon, Daphné, Orphée, la nymphe Echo, les
tritons, les naïades, les dryades et les faunes, mêlés de quelques
Judiths et de quelques Salomés, qui, en notre année; 1898, depuis
deux mille ans que ces noms ne sont plus que des mots, encombrent
encore nos Salons, prétextes canoniquement imposés à perpétuité,
pour représenter un homme ou une femme nus, et justifier l’emploi
d’un mauvais geste appris, répété à satiété, suivant le caractère
convenu du personnage ?
Si la peinture, qui dispose d’un langage si varié, de moyens si
expressifs, dont le but principal est l’illusion; si la peinture, plus
fortunée, à qui appartiennent le passé et le présent, la vie et le rêve,
l’homme et la nature, l’espace et le temps, qui, dans un champ
exigu, grâce aux sortilèges de la couleur et à la magie de la lumière,
est capable de tout exprimer ; si la peinture, si souple, si riche, si
assimilable à toutes les formes de civilisation, a lutté elle-même
longuement, péniblement, héroïquement, pour conquérir chacune
de ses libertés et parvenir à traduire non point seulement le rêve
intérieur de notre âme contemporaine, mais les simples apparences
de notre temps, comment la sculpture, cet art si étroit, si borné, qui
ne dispose que de quelques termes, singulièrement puissants et élo-
quents, il est vrai, mais monotones et limités, comment la sculpture,
qui ne peut avoir recours qu’aux formes animées, en nombre res-
treint, sans le lien, qui les relie, de leur décor naturel, qui ne peut
les exprimer que par le moyen du relief et des jeux de la lumière
sur une matière uniforme, comment parviendra-t-elle, de son côté, à
satisfaire à toutes nos exigences, à résoudre les problèmes complexes
et indéchiffrables que nous lui posons ? Car nous ne lui demandons
pas seulement de traduire notre vie ; bien plus ! nous lui avons
imposé un rôle ; nous lui avons créé une mission élevée, des obliga-