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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
il ne sert plus à rien, et qu’alors toute idée de subordination à des
fins particulières est écartée : l’effort dont le témoin subsiste ici
n’apparaît plus limité par l’appropriation ; il est perçu comme un
pur jeu de forces, semblable à la création naturelle. Peut-être un
autre charme est-il que la vétusté peu à peu abolit le détail, écorne
les angles, effrite les arêtes, remplace la juxtaposition des parties
par une cohésion dont l’édifice tire une simplicité, une unité non
encore obtenue, de sorte qu’il devient un être. Des moellons
superposés comme des dominos sont toujours petits, une masse
sans jointures ne le semble jamais. — Ou encore l’action continuée
du climat, soit ardent, soit imprégné d’humidité,, assortit par degrés
l’ouvrage humain à la nature avoisinante; la nuance moisie d’une
ruine écossaise s’adapte ainsi à celle de la mer grise et des bruyères,
tandis que les colonnades de Palmyre se patinent des mêmes
orangés, ombrés de mauve, que déploient les sables syriens. La
ruine est incorporée dans le site, le temple devient un prolongement
de la roche, et l’harmonie s’établit, à laquelle on prend plaisir. —
Enfin, il se peut, tout simplement, que les objets portant la marque
d’un grand changement d’état nous fassent songer à ce qu’ils
furent^ et qu’ainsi l’imagination, contenue en des limites précises
lorsqu'elle s’applique à une réalité présente et entière, se donne
essor sur ce passé dont elle ne touche plus qu’un ossement.
Pour ces causes, qu’on en choisisse une comme seule vraie ou
qu’on les combine toutes ensemble, notre âge se plaît aux lieux
morts. C’est que ni le sens de l’histoire, ni celui des harmonies, ni
celui du rêve ne lui manquent. Aussi l’œuvre érudite et voluptueuse
de M. René Ménard est-elle tout à fait d’aujourd'hui. Il est un con-
temporain d’Anatole France, de Gabriel d’Annunzio, de M. André
Chevrillon, de M. Albert Samain ; il doit savoir par cœur le sonnet
liminaire des Trophées. Analysez, si vous le pouvez, le charme de
son opulent tableau d’Agrigente ; que trouverez-vous au fond?...
Le solennel théâtre des montagnes siciliennes ; les assises de roc
nu vibrantes de soleil et de cigales, étagées en gradins, architec-
ture crevassée et croulante des Titans qui grondent dans les caves
de l’île ; à droite, quelques touffes d’ajoncs, un escarpement; à
gauche, sur une marche de l’escalier immense, le temple aux colon-
nades doriques, trésor de la contrée, d’une finesse de bijou si on le
compare aux blocs de son soubassement, mais auguste au regard
des mortels chétifs errants sous ses péristyles ; exactement de la
même nuance d’aurore et de pourpre que la montagne entière, dont
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il ne sert plus à rien, et qu’alors toute idée de subordination à des
fins particulières est écartée : l’effort dont le témoin subsiste ici
n’apparaît plus limité par l’appropriation ; il est perçu comme un
pur jeu de forces, semblable à la création naturelle. Peut-être un
autre charme est-il que la vétusté peu à peu abolit le détail, écorne
les angles, effrite les arêtes, remplace la juxtaposition des parties
par une cohésion dont l’édifice tire une simplicité, une unité non
encore obtenue, de sorte qu’il devient un être. Des moellons
superposés comme des dominos sont toujours petits, une masse
sans jointures ne le semble jamais. — Ou encore l’action continuée
du climat, soit ardent, soit imprégné d’humidité,, assortit par degrés
l’ouvrage humain à la nature avoisinante; la nuance moisie d’une
ruine écossaise s’adapte ainsi à celle de la mer grise et des bruyères,
tandis que les colonnades de Palmyre se patinent des mêmes
orangés, ombrés de mauve, que déploient les sables syriens. La
ruine est incorporée dans le site, le temple devient un prolongement
de la roche, et l’harmonie s’établit, à laquelle on prend plaisir. —
Enfin, il se peut, tout simplement, que les objets portant la marque
d’un grand changement d’état nous fassent songer à ce qu’ils
furent^ et qu’ainsi l’imagination, contenue en des limites précises
lorsqu'elle s’applique à une réalité présente et entière, se donne
essor sur ce passé dont elle ne touche plus qu’un ossement.
Pour ces causes, qu’on en choisisse une comme seule vraie ou
qu’on les combine toutes ensemble, notre âge se plaît aux lieux
morts. C’est que ni le sens de l’histoire, ni celui des harmonies, ni
celui du rêve ne lui manquent. Aussi l’œuvre érudite et voluptueuse
de M. René Ménard est-elle tout à fait d’aujourd'hui. Il est un con-
temporain d’Anatole France, de Gabriel d’Annunzio, de M. André
Chevrillon, de M. Albert Samain ; il doit savoir par cœur le sonnet
liminaire des Trophées. Analysez, si vous le pouvez, le charme de
son opulent tableau d’Agrigente ; que trouverez-vous au fond?...
Le solennel théâtre des montagnes siciliennes ; les assises de roc
nu vibrantes de soleil et de cigales, étagées en gradins, architec-
ture crevassée et croulante des Titans qui grondent dans les caves
de l’île ; à droite, quelques touffes d’ajoncs, un escarpement; à
gauche, sur une marche de l’escalier immense, le temple aux colon-
nades doriques, trésor de la contrée, d’une finesse de bijou si on le
compare aux blocs de son soubassement, mais auguste au regard
des mortels chétifs errants sous ses péristyles ; exactement de la
même nuance d’aurore et de pourpre que la montagne entière, dont