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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
La première est une réflexion un peu trop chauvine, mais juste,
je pense. L’art n'a pas de patrie; c’est une affaire entendue : je me
réjouis qu’il y ait des artistes dans tous les pays du monde et je ne
chante pas, avec nos vieux paysans français :
Je pense, en remerciant Dieu,
Qu’ils n’en ont pas (bis) en Angleterre!
Ils en ont; et les Muses en soient louées. Mais, enfin, personne ne
niera que le plus grand nombre d’artistes distingués se trouve, à
l’heure où je parle, en France, et qu’en France aussi on constate la
moins mauvaise moyenne d’art. Pour ce qui est de la musique, la
démonstration serait aisée. Elle n’est pas non plus bien malaisée
pour la sculpture. Quant aux peintres, ils sont nombreux dans presque
tous les pays civilisés; mais beaucoup d’entre eux se rattachent à
des écoles françaises ou à des groupes français. On a peine le plus
souvent à les distinguer des peintres français; il m’est arrivé plu-
sieurs fois, au cours de ces réflexions, de nommer des peintres étran-
gers parmi les Français et comme des Français. En veut-on de nou-
veaux exemples? Le bon peintre norvégien Thaulow, qui retrace
cette année le charme de notre Flandre française, est lié étroite-
ment à notre école de paysage. M. Sargent est, quoique bien per-
sonnel et indépendant, un élève de maîtres français. Et ce bon et
solide Belge, M. Struys, tout en peignant avec amour les dentellières
de son pays natal, ne diffère guère de plusieurs de nos peintres.
En aucun pays d’Europe, je ne vois régner de maître, ni se for-
mer une école. Ab ! je sais bien : l’Allemagne a Bœcklin,et c’est un
héros qu’on révère, un nom sacré qu’il est redoutable de blasphémer,
car l’on encourt de sévères jugements et l'on risque de se voir rayé
sans rémission de la liste des « intellectuels ». Et s’il nous faut
pourtant une peinture d’inspiration littéraire, je dirai qu’à côté du
peintre poète de Bâle la France peut citer Gustave Moreau, qui fut
plus peintre, et l’Angleterre Burne-Jones, qui était plus poète. Ni
Bœcklin, en vérité, ni d’autres n’ont créé une école allemande bien
distincte de la vieille école bavaroise de Piloty et de Kaulbach, tou-
jours lourde et d’un allégorisme pénible.
On relèverait plutôt quelque tendance nationale chez certains
Espagnols, comme M. Rusinol, ou encore mieux M. Zuloaga, dont le
succès un peu tapageur ne doit pas faire oublier les réelles qualités;
s’il veut trop accréditer le bruit qu’il rappelle Goya, il faut bien
reconnaître qu’en bien ou en mal, il le rappelle quelquefois. Ils ont
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
La première est une réflexion un peu trop chauvine, mais juste,
je pense. L’art n'a pas de patrie; c’est une affaire entendue : je me
réjouis qu’il y ait des artistes dans tous les pays du monde et je ne
chante pas, avec nos vieux paysans français :
Je pense, en remerciant Dieu,
Qu’ils n’en ont pas (bis) en Angleterre!
Ils en ont; et les Muses en soient louées. Mais, enfin, personne ne
niera que le plus grand nombre d’artistes distingués se trouve, à
l’heure où je parle, en France, et qu’en France aussi on constate la
moins mauvaise moyenne d’art. Pour ce qui est de la musique, la
démonstration serait aisée. Elle n’est pas non plus bien malaisée
pour la sculpture. Quant aux peintres, ils sont nombreux dans presque
tous les pays civilisés; mais beaucoup d’entre eux se rattachent à
des écoles françaises ou à des groupes français. On a peine le plus
souvent à les distinguer des peintres français; il m’est arrivé plu-
sieurs fois, au cours de ces réflexions, de nommer des peintres étran-
gers parmi les Français et comme des Français. En veut-on de nou-
veaux exemples? Le bon peintre norvégien Thaulow, qui retrace
cette année le charme de notre Flandre française, est lié étroite-
ment à notre école de paysage. M. Sargent est, quoique bien per-
sonnel et indépendant, un élève de maîtres français. Et ce bon et
solide Belge, M. Struys, tout en peignant avec amour les dentellières
de son pays natal, ne diffère guère de plusieurs de nos peintres.
En aucun pays d’Europe, je ne vois régner de maître, ni se for-
mer une école. Ab ! je sais bien : l’Allemagne a Bœcklin,et c’est un
héros qu’on révère, un nom sacré qu’il est redoutable de blasphémer,
car l’on encourt de sévères jugements et l'on risque de se voir rayé
sans rémission de la liste des « intellectuels ». Et s’il nous faut
pourtant une peinture d’inspiration littéraire, je dirai qu’à côté du
peintre poète de Bâle la France peut citer Gustave Moreau, qui fut
plus peintre, et l’Angleterre Burne-Jones, qui était plus poète. Ni
Bœcklin, en vérité, ni d’autres n’ont créé une école allemande bien
distincte de la vieille école bavaroise de Piloty et de Kaulbach, tou-
jours lourde et d’un allégorisme pénible.
On relèverait plutôt quelque tendance nationale chez certains
Espagnols, comme M. Rusinol, ou encore mieux M. Zuloaga, dont le
succès un peu tapageur ne doit pas faire oublier les réelles qualités;
s’il veut trop accréditer le bruit qu’il rappelle Goya, il faut bien
reconnaître qu’en bien ou en mal, il le rappelle quelquefois. Ils ont