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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
dix années après l’impression, rien ne reste qu’un gribouillis sans nom : voyez,
hélas! ce qu’une maison très illustre a fait pour les livres de Müntz, et dites où
est Raphaël dans ces Raphaëls-là?
Ces défauts sont d’autant plus regrettables, que la valeur du livre écrit par
M. Mac Curdy est plus réelle et qu’un effort a été fait pour donner une riche
série de gravures. Je ne sais pourquoi, par exemple, on a tant puisé dans les col-
lections florentines pour les peintures; ce ne fut jamais à Florence que Léonard
se révéla comme peintre et ce qui demeure aux musées florentins est loin de
valoir les trésors de la Lombardie, de la France ou de l’Angleterre. Enfin, pour
épuiser ces détails techniques, pourquoi reproduire l'Annonciation du Louvre? Il
est bien vrai que la charmante Annonciation des Offices ne paraît point être de
Léonard; mais ce n’est pas une raison pour admirer à l’excès un autre tableau
qui n’est point, certes, de ses meilleurs.
Ceci dit, louons sans réserve la conscience de l’historien, son goût, et celte
noble ferveur qui sait inspirer les Anglo-Saxons lorsqu’ils s’attachent à l’ancienne
Italie. Dans une édition nouvelle, M. Mac Curdy pourra se servir plus largement
des élégantes plaquettes, pleines d’art et de documents, où M. Luca Beltrami
sait renouveler les questions et accumuler les découvertes sur Léonard. Il trouvera,
dans l’opuscule consacré aux études de Léonard pour la coupole du Dôme de
Milan1, de quoi rendre plus riches ses pages sur Léonard architecte.
Avec un sens juste des mots pittoresques, l’auteur recueille le brocard lancé
par Michel-Ange, artisan formidable, au dilettante que fut le Vinci : « Toi, qui as
fait un modèle de cheval pour le couler en bronze et qui ne l’as pu couler et par
dépit l’as planté là. » Et cette maxime, qui fait de Léonard un vrai compatriote
de Dante : « Si tu es seul, tu seras à toi tout entier. » Il montre l’artiste impas-
sible devant les malheurs qui atteignent ses patrons ducaux ou royaux. Celui-là,
ce n’est point, comme Botticelli, par excès mystique et pour avoir suivi Savona-
role qu'il se détache de la peinture ou passe d’un maître à un autre. Ses yeux de
vieil aigle se fixent sur le monde pour le posséder, mais sans rien livrer de lui-
même. Il erre de ville en province, de province en pays, notant tous les spec-
tacles, comme si la terre avait été faite uniquement pour être sa proie et son
délice.
L’ingénieur que fut Léonard devrait être mieux connu encore, grâce à M. Bel-
trami2. Mais, dans un livre bref, ces épisodes se resserrent. Ils suffisent pour faire
apparaître combien Léonard fut incapable, ainsi que tout génie complet, d’une
entente quelconque avec un confrère, quel qu’ii fût.
A propos -des peintures, je ne craindrai pas de mettre Fauteur en garde
contre les oracles à la mode, prompts aux baptêmes impromptus et aux décou-
vertes à sensation. Il peut en croire un féal de Florence, de la Toscane et de
l’Ombrie : les sentences de ces Messieurs ont exactement la valeur d’un cadre
nouveau sur une toile illustre. Elles n’ont souvent d’autre fond que leur audace
inépuisable, doublée d’un vague mercantilisme et redoublée d’esprit germain.
C’est de la scolastique, une scolastique de magasin.
L’auteur a montré un sentiment juste en proclamant l’influence de Piero
1. Leonardo da Vinci negli sludi per il tiburio délia catedrdle di Milano. Milan,
1903, in-12 (Nozze Beltrami-Rosina).
2. Cf. Leonardo e il porto di Cesenalico. Milan, 1902, in-12.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
dix années après l’impression, rien ne reste qu’un gribouillis sans nom : voyez,
hélas! ce qu’une maison très illustre a fait pour les livres de Müntz, et dites où
est Raphaël dans ces Raphaëls-là?
Ces défauts sont d’autant plus regrettables, que la valeur du livre écrit par
M. Mac Curdy est plus réelle et qu’un effort a été fait pour donner une riche
série de gravures. Je ne sais pourquoi, par exemple, on a tant puisé dans les col-
lections florentines pour les peintures; ce ne fut jamais à Florence que Léonard
se révéla comme peintre et ce qui demeure aux musées florentins est loin de
valoir les trésors de la Lombardie, de la France ou de l’Angleterre. Enfin, pour
épuiser ces détails techniques, pourquoi reproduire l'Annonciation du Louvre? Il
est bien vrai que la charmante Annonciation des Offices ne paraît point être de
Léonard; mais ce n’est pas une raison pour admirer à l’excès un autre tableau
qui n’est point, certes, de ses meilleurs.
Ceci dit, louons sans réserve la conscience de l’historien, son goût, et celte
noble ferveur qui sait inspirer les Anglo-Saxons lorsqu’ils s’attachent à l’ancienne
Italie. Dans une édition nouvelle, M. Mac Curdy pourra se servir plus largement
des élégantes plaquettes, pleines d’art et de documents, où M. Luca Beltrami
sait renouveler les questions et accumuler les découvertes sur Léonard. Il trouvera,
dans l’opuscule consacré aux études de Léonard pour la coupole du Dôme de
Milan1, de quoi rendre plus riches ses pages sur Léonard architecte.
Avec un sens juste des mots pittoresques, l’auteur recueille le brocard lancé
par Michel-Ange, artisan formidable, au dilettante que fut le Vinci : « Toi, qui as
fait un modèle de cheval pour le couler en bronze et qui ne l’as pu couler et par
dépit l’as planté là. » Et cette maxime, qui fait de Léonard un vrai compatriote
de Dante : « Si tu es seul, tu seras à toi tout entier. » Il montre l’artiste impas-
sible devant les malheurs qui atteignent ses patrons ducaux ou royaux. Celui-là,
ce n’est point, comme Botticelli, par excès mystique et pour avoir suivi Savona-
role qu'il se détache de la peinture ou passe d’un maître à un autre. Ses yeux de
vieil aigle se fixent sur le monde pour le posséder, mais sans rien livrer de lui-
même. Il erre de ville en province, de province en pays, notant tous les spec-
tacles, comme si la terre avait été faite uniquement pour être sa proie et son
délice.
L’ingénieur que fut Léonard devrait être mieux connu encore, grâce à M. Bel-
trami2. Mais, dans un livre bref, ces épisodes se resserrent. Ils suffisent pour faire
apparaître combien Léonard fut incapable, ainsi que tout génie complet, d’une
entente quelconque avec un confrère, quel qu’ii fût.
A propos -des peintures, je ne craindrai pas de mettre Fauteur en garde
contre les oracles à la mode, prompts aux baptêmes impromptus et aux décou-
vertes à sensation. Il peut en croire un féal de Florence, de la Toscane et de
l’Ombrie : les sentences de ces Messieurs ont exactement la valeur d’un cadre
nouveau sur une toile illustre. Elles n’ont souvent d’autre fond que leur audace
inépuisable, doublée d’un vague mercantilisme et redoublée d’esprit germain.
C’est de la scolastique, une scolastique de magasin.
L’auteur a montré un sentiment juste en proclamant l’influence de Piero
1. Leonardo da Vinci negli sludi per il tiburio délia catedrdle di Milano. Milan,
1903, in-12 (Nozze Beltrami-Rosina).
2. Cf. Leonardo e il porto di Cesenalico. Milan, 1902, in-12.