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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
unique ». Ce n'est qu'une hypothèse, avouons-le. Il serait intéressant que le
premier (les grands artistes modernes se fût inspiré pour la souffrance chré-
tienne, à propos d’un saint ou d’une figure funéraire, d’une œuvre où l’art
antique célèbre la « passion » du plus vil des dieux. Il a d'ailleurs repris à
son compte une autre audace, assez commune dans l’iconographie religieuse
de la Renaissance : il semble, en effet, acquis qu'il avait peint dans la lunette
au-dessus de la porte principale de l’église Sainte-Marie-des-Grâces à Milan,
la Vierge en gloire. Or, près de
son assomption extasiée, voici
saint Pierre de Vérone, une
main sur son cœur et... la hache
plantée dans le crâne!
A-t-il été plus loin P A-t-il
gravi le Calvaire ? On est tout
d’abord tenté de croire que le
peintre des Madones et de la
sainte Anne n’en a pas dépassé
le pressentiment, fixé dans la
Cène sur le visage et dans le
geste découragé du Christ avec
un sens dramatique poignant.
Pas de Crucifixion dans son
œuvre, pas de Déposition de
Croix, pas de Pietà, pas de Mise
au tombeau. Dans deux de ses
Prophéties il s'élève meme con-
tre la représentation du crucifix,
où les sculpteurs modernes
clouent et reclouent sans cesse
« le Sauveur ». Et il est le seul,
à l’époque où travaillaient le
Pérugin, son camarade d'atelier, Raphaël, Michel-Ange! Ce peintre de sujets
chrétiens ne sent pas le génie douloureux du christianisme. Voilà les appa-
rences. Faut-il s’y tenir P Dans le précieux inventaire de son atelier on découvre
avec étonnement une Passion « in forma », c’est-à-dire en moulage. Il n’est
pas du tout certain qu’elle soit d’un autre, puisque les œuvres cataloguées
par lui, les saints Jérômes, les saints Sébastiens, les multiples têtes de
vieillards, sont de lui-même; et nous savons au surplus, par les témoignages
de Vasari et de Lomazzo, qu’il modelait. Si elle n’est pas de sa main, tout au
moins avait-il chez lui sous les yeux, en formes vraiment concrètes, 1 épisode
TETE DE CHRIST POUR UN (( ECCE HOMO»
DESSIN AU CRAYON
PAR LÉONARD DE VINCI
(Académie des Beaux-Arts, Venise.)
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
unique ». Ce n'est qu'une hypothèse, avouons-le. Il serait intéressant que le
premier (les grands artistes modernes se fût inspiré pour la souffrance chré-
tienne, à propos d’un saint ou d’une figure funéraire, d’une œuvre où l’art
antique célèbre la « passion » du plus vil des dieux. Il a d'ailleurs repris à
son compte une autre audace, assez commune dans l’iconographie religieuse
de la Renaissance : il semble, en effet, acquis qu'il avait peint dans la lunette
au-dessus de la porte principale de l’église Sainte-Marie-des-Grâces à Milan,
la Vierge en gloire. Or, près de
son assomption extasiée, voici
saint Pierre de Vérone, une
main sur son cœur et... la hache
plantée dans le crâne!
A-t-il été plus loin P A-t-il
gravi le Calvaire ? On est tout
d’abord tenté de croire que le
peintre des Madones et de la
sainte Anne n’en a pas dépassé
le pressentiment, fixé dans la
Cène sur le visage et dans le
geste découragé du Christ avec
un sens dramatique poignant.
Pas de Crucifixion dans son
œuvre, pas de Déposition de
Croix, pas de Pietà, pas de Mise
au tombeau. Dans deux de ses
Prophéties il s'élève meme con-
tre la représentation du crucifix,
où les sculpteurs modernes
clouent et reclouent sans cesse
« le Sauveur ». Et il est le seul,
à l’époque où travaillaient le
Pérugin, son camarade d'atelier, Raphaël, Michel-Ange! Ce peintre de sujets
chrétiens ne sent pas le génie douloureux du christianisme. Voilà les appa-
rences. Faut-il s’y tenir P Dans le précieux inventaire de son atelier on découvre
avec étonnement une Passion « in forma », c’est-à-dire en moulage. Il n’est
pas du tout certain qu’elle soit d’un autre, puisque les œuvres cataloguées
par lui, les saints Jérômes, les saints Sébastiens, les multiples têtes de
vieillards, sont de lui-même; et nous savons au surplus, par les témoignages
de Vasari et de Lomazzo, qu’il modelait. Si elle n’est pas de sa main, tout au
moins avait-il chez lui sous les yeux, en formes vraiment concrètes, 1 épisode
TETE DE CHRIST POUR UN (( ECCE HOMO»
DESSIN AU CRAYON
PAR LÉONARD DE VINCI
(Académie des Beaux-Arts, Venise.)