SLPPLÉMENT DU GHELOT
la maladie lien vite. . — A vingt-trois ans on
à tant de force et tant de vie... ça doit être
facile de guérir... — Crois-moi, la nature a
fait pour moi plus que la sciei.ee, puisque,
depuis une semaine, le médecin n'ordonne
rien et que cependant me voici tout à fait
remise...
Ces paroles auraient dû remplir Jean Vau-
baron de joie et d'espoir, et cependant s >ii
visage, n'exprimait point un3 confiance aussi
complote que celle de la jeune femme.
Malgré lui, son regard s'attachait avec per-
sistance sur ces deux taches d'un rose vif qui
tranchaient avec la pâleur livide du visage de
la malade, — ses yeux se remplissaient de
larmes, — des soupir étouffés montaient de sa
gorge à ses lèvres.
Il ne savait que trop combien sont fréquen-
tes h s illusions suprêmes des phlhisiques, qui
se cramponnent à la vie avec une ardeur dévo-
rante an moment même où la vie va leur
échapper.
L'immense sécurité de Marthe, sa ferme
croyance à la guérison prochaine, l'épouvan-
taient au lieu de le rassurer.
Il voyait là un symptôme alarmant, on terri-
ble pronostic d'une prochaine catastrophe.
Etonnée du silence de son mari, la jeune
femme leva les yeux sur lui.
— Mon Dieu ! — s'écria-t-clle avec épou-
vante, — mon Dieu ! tu pleures !
— C'est de joie !... — balbutia le malheu-
reux, qui n'avait plus la force de contenir ses
larmes.
— A la bonne heure ! — reprit Marthe en
souriant. — Sais-tu, mon ami, que tu viens de
me faire grand'peur? Mais me voici déjà ras-
surée... Laisse couler tes larmes... Ne cherche
point à me les cacher... Elles sont douces, ces
larmes de joie, et ton ange gardien les re-
cueillera comme un muet témoignage de ta
reconnaissance envers Dieu... Tu aurais pu
me perdre, et je te suis rendue... Dieu est
bon !
Rien au monde ne pouvait être plus déchi-
rant pour Jean Vauharonque d'entendre cette
naïve et brûlante action de grâces s'exhaler dé
ces lèvres que peut-être jla mort allait bientôt
glacer.
Il ne répondit pas. Des torrents de pleurs
baignèrent son visage ; il saisit les deux mains
de Marthe et les couvrit de baisers avec une
sorte de fiévreux transport.
Ceci, d'ailleurs, ne dura que quelques se-
condes.
Le petite Blanche avait quitté le grand fau-
teuil qui lui servait de lit de repos.
Elle s'était approchée de la couchette. Elle
ne songeait plus ni à son éventail de papier,
ni à la merveilleuse poupée mécanique qui
lui était promise.
Elle ne comprenait pas bien ce qui se pas-
sait sous ses yeux, et elle regardait avec un
profond élonnement son père en pleurs et sa
mère souriante.
La jeune malade revint à l'idée qu'elle
venait d'exprimer un instant auparavant.
— Jean, — répèta-t-clle, — je veux me
lever... Donne-moi mes vêtements, je t'en
prie.
Le mécanicien décrocha une modeste robe
d'indienne suspendue à un petit portemanteau
derrière les rideaux du lit, et il apporta cette
robe à Marthe.
— Merci, mon ami, — dit cette dernière ;
— et, maintenant, tu vas voir comme je snis
forte...
En parlant ainsi, elle se souleva et fit un
mouvement rapide pour changer de posiiion
et s'asseoir sur le bord de la couchette.
Hélas ! ces forces sur lesquelles elle comp-
tait la trahirent au moment précis où elle
leur adressait un appel si plein de confiance.
Eile ne put achever le mouvement com-
mencé. Tout son corps s'affaissa comme si
déjà le sang avait cessé de circuler dans ses
veines. — Sa tête retomba sur l'oreiller. — Un
soupir, qui ressemblait à un râle d'agonie,
s'échappa de sa bouche. — Eile devint si pâle
que Jean Vaubaron vil avec épouvante les deux
taches rouges de ses joues s'amoindrir et ciis-
paraîlrc. Sei yeux se fermèrent et eile perdit
connaissance.
Le mécanicien poussa un cri sourd, et la
plus épouvantable angoisse se peignit sur son
visage boulversé.
— Elle est morte ! — balbutia-t-il ensuite,
'—elle est morte! Dieu m'abandonne!...-
Puis, tombant à gortoux auprès c!u lit, cet
homme Si énergique cacha sa ligure dans les
draps, éclata, ci: sanglots comme un enfant et
s'abîma dar.s son désespoir.
il fut tiré de celte crise horrible par la pe-
tite Blanche, qui lui jetait autour du cou ses
deux bras, et, l'étreignant avec une violence
pleine de caresses, murmurait à son oreille :
— Père, console-toi... père, ne pleure
plus... Maman n'est pas morte... elle dort...
elle va se réveiller...
Jean Vaubaron crut entendre la voix d'un
ar-ge...— Il n'eut pas un instant de doute...—
l'enfant ne pouvait se tromper...—11 sentit
descendre en son âme la certitude que Mar-
the, en effet, n'était pas morte. — Son déses-
poir irréfléchi s'envola... —ses larmes se sé-
chèrent... — il se reprit à espérer.
Dieu sait avec quelle effusion il embrassa
Blanche, qui venait de l'arracher ainsi aux
abîmes d'une véritable agonie morale, puis il
lit ce que dès le premier moment il aurait dû
faire, c'est-à-dire qu'il appuya sa main sur le
côté gauche de la poitrine amaigrie de Mar-
the.
Il sentit le cœur battre faiblement sous cette
pression, mais, si légers que fussent ces indi-
ces de vie, ils n'élr.ienl point trompeurs... la
jeune femme existait encore.
Jean Vaubàion eut recours, sans perdre une
minute, à la médication simple et puissante
qui lui avait si bien réussi avec Blanche quel-
ques instants auparavant. Il effleura d'un linge
imbibé d'eau le front et les tempes de la ma-
lade qui tressaillit et, presque aussitôt, ouvrit
les yeux.
— Tu vois bien, père, — dit la petite Blan-
che avec l'expression d'un triomphe enfantin,
— lu vois bien, père, elle dormait...
— Pauvre ami! — balbutia Marthe d'une
voix faible comme un souffle, — tu m'as crue
morte, n'est:ce pas?
Le mécanicien ne se sentit pas le courage
de répondre; il (11 seulement un geste-brus-
que de dénégation.
— Ah! — poursuivit la malade,— tu l'as
cru... tu as dû le croire, puisque un instant
j'ai eu peur moi-même. —Tu te trom-
pais, par bonheur...'je suis vivante, et pour-
tant je ne vaux guère mieux que si j'étais
morte. — Comme je m'abusais tout à l'heure,
mon pauvre ami... moi qui le parlais de mes
forces! —Je suis plus faible qu'un enfant qui 1
vient de naître... —Une mouche qui vole et !
qui bourdonne a plus do vigueur dans ses pe- I
tites ailes que je n'en ai, moi, dans toute ma ï
personne...— Est-ce que ce n'est pas mauvais j
signe, cela, mon ami? |
— Non. . — dit Jean qui sentait sa tète s'é- \
garer. I
— Bien vrai?
— Je te le jure.
— Tu ne me caches rien, n'est-ce pas?— \
demanda Marthe en étudiant avec une atten- j
tion inquiète le visage de son mari. — Je ne I
suis point en danger de mort?
Jean sentait le regard de sa femme plutôt '
encore qu'il ne le voyait. — A tout prix il fal- \
lait tromper la mourante.
Il commanda donc à ses yeux de rester secs, |
à ses lèvres de sourire, à sa voix de ne pas ;
trembler, et il répondit :
— En danger de mort, chère enfant ? — Al-
lo'ns donc!... e.-t-ce sérieusement que tu me
fais une aussi folle question?—Ta maladie est
sans gravité, quoiqu'elle se prolonge plus
longtemps que je ne l'avais cru d'abord, mais
le médecin me rassure d'une façon complète, j
explicite. —Je n'ai jamais éprouvé et je n'é- I
prouve aucune crainte...
Marthe poussa un tôupir de soulagement, I
et son regard limpide et pur prit une exprès- jj
sion presque joyeuse.
— Oht oui, oui...,— dit-elle vivement,— ?
je le crois, mon ami, je veux te croire...— Il j
serait trop triste de s'en aller en laissant ici- !
bas tout ce qu'on aime avec lant d'ardeur...—
Dieu ne nous a point unis pour nous séparer :
si vile... — Dieu ne nous a pas donné notre
chère Blanche, ce doux trésor, pour en faire
une orpheline.,. — Je suis retenue ici-bas par
des liens sacrés qui ne se peuvent rompre... -
— Je l'aime et j'aime notre enfant... je n'ai j
pas le droit de mourir...
— Aussi lu vivras, chère bien-aimée,— bal- !
bntia Jean Vaubaron suffoqué par les sanglots
qu'il comprimait, — lu vivras pour notre fille
et pour moi.
— Mets Blanche anprôs de moi, dans mes'!
bras .., — dit la mourante. i
Vaubaron obéit.
Marthe embrassa l'enfant à vingt reprises et !
avec toute l'ardente effusion de sa tendresse i
maternelle.—A les voir ainsi pressées l'une i
contre l'autre, on eût dit une jeune fille ap- ;
puyant contre sa poitrine sa plus jeune sœur, j
Marthe reprit :
— Oui, j" vivrai, je le sens bien, mais, mon j
•Dieu ! mon Dieu ! que ma convalescence sera I
longue 1
— Moins longue peut-être que tu ne le '
crois...— Tout à l'heure lu t'exagérais tes J
forces, maintenant tu t'exagères ta faiblesse. \
Marthe secoua doucement la tête.
Vaubaron continua :
— Dans tous les cas, arme-toi de patience, j
chère enfant...— je te soignerai si bien que je
te ferai trouver courtes -les heures et rapides \
les journées...
— 0 mon ami, — s'écria Marthe, — je sais
bien que tu es bon comme Dieu lui-même, et !
c'est parce que je suis s: fiôre et si heureuse ;
d'être ta femme que j'ai peur de mourir.
Le mécanicien allait répondre.
Il n'en eut pas le temps.
Un coup de sonnette se fit entendre à la
porté de la pièce précédant la chambre à !
coucher et donnant sur l'escalier.
— Qui donc peut venir? — demanda Mar- \
the. |
— Le médecin, sans doute..., — répliqua •
Jean, — c'est le moment de sa visite quoti- I
dienne.
— Quelle heure est-il? — reprit la jeune f
femme : I
— Je ne sais pas au juste...,— murmura le !
mécanicien avec embarras.—Quatre heures, i
je crois...
— Où donc est ta montre?...
Vaubaron fît semblant de n'avoir point en-
tendu cette question et sortit de la chambre
pour aller ouvrir.
IV
C'était bien en effet le médecin, homme
de quarante-cinq à cinquante ans, grand et
maigre, figure en lame de rouleau, lunettes
d'or sur ries yeux gris, costume noir, cor-
rect et complet, haute cravate blanche très-
empesée.
_ Ce médecin jouissait de quelque réputa-
tion dans le quartiers, mais cette réputation
re dépassait point certaines limites et ne le
classait en aucune façon parmi les princes de
la science.
Ce n'était ni un méchant homme ni un
homme absolument avide. — Néanmoins il
attachait une très-notable importance à tou-
cher avec exactitude le prix de ses visites.
Il entra d'un air souriant.
— Eh! bonjour, monsieur Vaubaron..., —
dit-il, — comment va notre malade aujour-
d'hui?
— Je la trouve bien faible, monsieur le
docteur... j'éprouve de très-vives inquié-
tudes... — Tout à l'heure elle a voulu se
lever...
— C'était une imprudence capitale.
— Dès les premières tentative-, elle est
tombée en défaillance.
— Bien ne m'étonne moins... — Je vais la
gronder comme il faut...
Le médecin se dirigea vers la chambre à
coucher, mais Vaubaron le retint dans la pre-
mière pièce.
— Monsieur le docteur, — dit-il en baissant
la voix.
— Eh bien?
— La petite fille m'inquiète aussi...
— Qu'est-ce qu'elle a donc, cette enfant?
— La fièvre, sans cesse, du moins je le
crois... —Elle se plaint de se sentir la tête
lourde et douloureuse et la poitrine brû-
lante.
— Nous allons voir... nous allons voir...
— Examinez-la, monsieur le docteur, mais
sans paraître la croire malade... Il ne faut pas
que ma pauvre Marthe puisse se clouter que
notre enfant souffre... Dans l'élat où elle se
trouve elle-même, le moindre soupçon à cet
égard, j'en ai la conviction, pourrait la tuer
sur-le-champ...
— Soyez tranquille, monsieur Vaubaron ,
et rapportez-vous-en à moi.
Les deux hommes entrèrent dans la cham-
bre, et le docteur s'approcha du Ut.
— Eh bien ! chère dame, — dit-il d'un ton
enjoué, — qu'est-ce que votre mari m'ap-
prend ! — Vous avez voulu faire la vaillante;,
tout à l'heure, sans la permission du méde-
cin, et vous en avez été punie.
— Je me croyais forte... — balbutia la
jeune femme.
— Et vous ne l'étiez pas encore... — c'est
tout naturel... Les forces reviendront, mais il
faut leur laisser le temps... — Pas d'impru-
dence, chère dame, sinon vous retarderez in-
définiment votre gnérison...
— Monsieur le docteur, — reprit Marthe,
—je vous promets d'être très-patiente et très-
prudente... mais vous me guérirez, n'esl-ce
pas?...
— Parbleu!... qui est-ce qui en doute?
— Vous êtes bien certain que je ne cours
aucun danger?
— Pas le moindre...
— C'est que, voyez-vous, monsieur le doc-
teur, j'ai tant besoin devivrel... — Mon mari
et mon enfant ne pourraient se passer de
moi... —Qu'est-ce qu'ils deviendraient, mon
Dieu, si je m'en allais?... Rien que d'y penser
ça me fait froid jusque dans la moelle des
os...
— Voilà de vilaines idées, chère dame...
chassez-les bien vite!... — Non-seulement
vous ne vous en irez pas, mais votre convales-
cence sera prompte.,.— Je vous trouve très-
bien aujourd'hui... — Avez-vous quelque
appélit?
— Je ne crois pas, monsieur le docteur...
— C'est naturel... l'inaction.,. — Enfin, si
l'appétit venait par hasard, vous pourriez
manger sans le moindre inconvénient.
— Que faudrait-il lui donner? — demanda
Vaubaron.
— Tout ce dont elle aura envie... Je ne dé-
fends rien, car rien ne me paraît dangereux
en ce moment... — Vous voyez que je suis un
médecin facile 1
Un tressaillement nerveux décomposa pen-
dant une seconde les traits du mécanicien.-—■
Une facilité si grande lui semblait suspecte ; il
la trouvait plus inquiétante que des restric-
tions et des interdictions sévères.
I! reprit :
— Vous n'écrivez pas d'ordonnance, mon-
sieur le docteur?
— Ma foi, non... — Du repos, du calme,
aucune préoccupation, la tranquillité d'esprit,
voilà tout ce qu'il faut à noire malade, qui
bientôt ne le sera plus... Ça n'a pas besoin
d'être écrit, ces choses-là...
11 changea de ton et il ajouta :
— La chaleur est étouffante aujourd'hui...
On se croirait au beau milieu du mois de juil-
let... — Nous pourrions bien avoir de l'orage
la nuit prochaine... —Je me sens tout accablé
et je vous demande la permission de me repo-
ser un instant chez vous.
Vaubaron se hâta d'avancer le grand fau-
teuil garni de tapisserie.—Le docteur s'assit
et s'éventa avec son mouchoir pendant quel-
ques secondes ; puis, faisant un signe amical à
la petite Blanche, qui le regardait d'un air de
curiosité craintive, il lui dit :
— Est-ce que je vous épouvante, ma jolie
enfant?
— Oh}... non, monsieur le docteur, pas du
tout...
— Dans ce cas, venez donc un peu ici, près
de moi... plus près encore... Asseyez-vous
sur mes genoux...
Blanche obéit.
Le docteur engagea avec clic une conversa-
tion enfantine qu'il nous semble inutile de re-
produire, puisque cette conversation n'était
qu'un prétexte, et tout en causant il trouva
facilement l'occasion de placer tour à tour sa
main, sans affectation et comme par hasard,
sur le poignel et sur la poitrine de l'enfant.
Tandis qu'avait lieu cette petite scène à la-
quelle Marthe souriait depuis son lit sans la
comprendre, Vaubaron se disait, avec une
angoisse indicible, que peut-être en ce mo-
ment le médecin prononçait dans son foi-
intérieur l'arrêt de mort de l'enfant avec
lequel il semblait jouer.
Un indifférent, survenu tout à coup, n'au-
rait vu dans tout ceci qu'un gracieux tableau
d'intérieur. Sous cette tranquille apparence
se cachait cependant le plus poignant de tous
les drames. Le drame du cœur paternel tor-
turé, déchiré, et cachant avec un héroïsme
sublime se« déchirements et ses tortures.
— Me voici reposé tout à fait, — dit le mé-
decin quand il eut terminé son rapide examen.
—Au revoir, chère dame,et bonne espérance.
— Monsieur Vaubaron, au revoir.
Le mécanicien accompagna le docteur dans
la première pièce.
— Eh bien?...— lui demanda-t-ilvivement,
en se penchant vers lui et en approchant ses
lèvres de son oreille afin de mieux étouffer le
son de ses paroles. — Eh bien ?
— Je vous dois la vérité, — fit le médecin,
— et je vais vous la dire... — Vous ne vous
(rompiez pas, l'enfant est minée par une fièvre
lente et continue...
— Mais alors,—murmura Vaubaron anéanti..
— mais alors, elle est en danger... en danger
de mort ?
— Pas d'exagération, je vous en prie... —
Je n'ai rien avancé de semblable... — Le dan-
ger peut venir, j'en conviens, mais il n'existe
poinf encore.
— Hélas! il viendra, docteur, il ne viendra
que trop vite.
— Non, si vous prenez contre lui toutes les
jlrécaulions nécessaires
— Ah! fallût-il donner mon sang pour
sauver ma fille, Dieu m'est témoin que je
n'hésiterais pas I...
Le docteur reprit :
— L'enfant tient de sa mère plus que de
vous. Sa constitution est faible... Cependant
elle ne parait point mauvaise, et j'ai la ferme
croyance qu'elle peut se fortifier... — Si vous
étiez dans une situation de grande aisance, je
vous engagerais à Taire respirer à votre fille
l'air du Midi pendant un ou deux hivers, mais
sans doute vos ressources ne vous permet-
traient point un tel déplacement?
— Oh ! non, — balbutia le mécanicien avec
un profond soupir.
— Je me bornerai donc,— continua le doc-
teur, — à vous recommander un régime toni-
que sans être trop excitant. — Une alimenta-
tion substantielle, des viandes saignantes pour
nourriture, de vieux vin de Bordeaux pour
boisson. — Vous voyez que ce traitement est
bien facile 5 suivre...
Vaubaron poussa un nouveau soupir et ses
sourcils eurent une contraction passagère.
Le médecin reprit :
— Je vous recommande surtout de faire
prendre à votre enfant beaucoup d'exercice et
de lui procurer autant de distraction que vous
le pourrez. — Je ne répondrais de rien si la
petite fille devait rester sédentaire dans un
appartement clos... — Vous m'avez bien com-
pris, n'est-ce pas?
— Oui, monsieur le docteur, je vous ai
compris... — Vos recommandations seront
suivies... Je ferai le possible... et même l'im-
possible... — Voilà pour l'enfant, monsieur le
docteur... Maintenant, je vous en prie, parlez-
moi de la mère... Savez-vous bien que vous
m'avez épouvanté tout à l'heure en disant que
vous ne lui défendiez rien parce que désor-
mais rien ne vous semblait dangereux pour
elle?... —Je me suis souvenu que c'est de
cette façon qu'on agit avec les malades dont
on désespère, et, malgré moi, j'ai frissonné.
— Dites-moi bien vite, au nom du ciel, que
cette interprétation était erronée et je que dois
prendre vos paroles dans le sens le plus na-
turel !.,.
Le médecin hésita avant de répondre.
Le visage pâle de Vaubaron pâlit encore, et
la maladie lien vite. . — A vingt-trois ans on
à tant de force et tant de vie... ça doit être
facile de guérir... — Crois-moi, la nature a
fait pour moi plus que la sciei.ee, puisque,
depuis une semaine, le médecin n'ordonne
rien et que cependant me voici tout à fait
remise...
Ces paroles auraient dû remplir Jean Vau-
baron de joie et d'espoir, et cependant s >ii
visage, n'exprimait point un3 confiance aussi
complote que celle de la jeune femme.
Malgré lui, son regard s'attachait avec per-
sistance sur ces deux taches d'un rose vif qui
tranchaient avec la pâleur livide du visage de
la malade, — ses yeux se remplissaient de
larmes, — des soupir étouffés montaient de sa
gorge à ses lèvres.
Il ne savait que trop combien sont fréquen-
tes h s illusions suprêmes des phlhisiques, qui
se cramponnent à la vie avec une ardeur dévo-
rante an moment même où la vie va leur
échapper.
L'immense sécurité de Marthe, sa ferme
croyance à la guérison prochaine, l'épouvan-
taient au lieu de le rassurer.
Il voyait là un symptôme alarmant, on terri-
ble pronostic d'une prochaine catastrophe.
Etonnée du silence de son mari, la jeune
femme leva les yeux sur lui.
— Mon Dieu ! — s'écria-t-clle avec épou-
vante, — mon Dieu ! tu pleures !
— C'est de joie !... — balbutia le malheu-
reux, qui n'avait plus la force de contenir ses
larmes.
— A la bonne heure ! — reprit Marthe en
souriant. — Sais-tu, mon ami, que tu viens de
me faire grand'peur? Mais me voici déjà ras-
surée... Laisse couler tes larmes... Ne cherche
point à me les cacher... Elles sont douces, ces
larmes de joie, et ton ange gardien les re-
cueillera comme un muet témoignage de ta
reconnaissance envers Dieu... Tu aurais pu
me perdre, et je te suis rendue... Dieu est
bon !
Rien au monde ne pouvait être plus déchi-
rant pour Jean Vauharonque d'entendre cette
naïve et brûlante action de grâces s'exhaler dé
ces lèvres que peut-être jla mort allait bientôt
glacer.
Il ne répondit pas. Des torrents de pleurs
baignèrent son visage ; il saisit les deux mains
de Marthe et les couvrit de baisers avec une
sorte de fiévreux transport.
Ceci, d'ailleurs, ne dura que quelques se-
condes.
Le petite Blanche avait quitté le grand fau-
teuil qui lui servait de lit de repos.
Elle s'était approchée de la couchette. Elle
ne songeait plus ni à son éventail de papier,
ni à la merveilleuse poupée mécanique qui
lui était promise.
Elle ne comprenait pas bien ce qui se pas-
sait sous ses yeux, et elle regardait avec un
profond élonnement son père en pleurs et sa
mère souriante.
La jeune malade revint à l'idée qu'elle
venait d'exprimer un instant auparavant.
— Jean, — répèta-t-clle, — je veux me
lever... Donne-moi mes vêtements, je t'en
prie.
Le mécanicien décrocha une modeste robe
d'indienne suspendue à un petit portemanteau
derrière les rideaux du lit, et il apporta cette
robe à Marthe.
— Merci, mon ami, — dit cette dernière ;
— et, maintenant, tu vas voir comme je snis
forte...
En parlant ainsi, elle se souleva et fit un
mouvement rapide pour changer de posiiion
et s'asseoir sur le bord de la couchette.
Hélas ! ces forces sur lesquelles elle comp-
tait la trahirent au moment précis où elle
leur adressait un appel si plein de confiance.
Eile ne put achever le mouvement com-
mencé. Tout son corps s'affaissa comme si
déjà le sang avait cessé de circuler dans ses
veines. — Sa tête retomba sur l'oreiller. — Un
soupir, qui ressemblait à un râle d'agonie,
s'échappa de sa bouche. — Eile devint si pâle
que Jean Vaubaron vil avec épouvante les deux
taches rouges de ses joues s'amoindrir et ciis-
paraîlrc. Sei yeux se fermèrent et eile perdit
connaissance.
Le mécanicien poussa un cri sourd, et la
plus épouvantable angoisse se peignit sur son
visage boulversé.
— Elle est morte ! — balbutia-t-il ensuite,
'—elle est morte! Dieu m'abandonne!...-
Puis, tombant à gortoux auprès c!u lit, cet
homme Si énergique cacha sa ligure dans les
draps, éclata, ci: sanglots comme un enfant et
s'abîma dar.s son désespoir.
il fut tiré de celte crise horrible par la pe-
tite Blanche, qui lui jetait autour du cou ses
deux bras, et, l'étreignant avec une violence
pleine de caresses, murmurait à son oreille :
— Père, console-toi... père, ne pleure
plus... Maman n'est pas morte... elle dort...
elle va se réveiller...
Jean Vaubaron crut entendre la voix d'un
ar-ge...— Il n'eut pas un instant de doute...—
l'enfant ne pouvait se tromper...—11 sentit
descendre en son âme la certitude que Mar-
the, en effet, n'était pas morte. — Son déses-
poir irréfléchi s'envola... —ses larmes se sé-
chèrent... — il se reprit à espérer.
Dieu sait avec quelle effusion il embrassa
Blanche, qui venait de l'arracher ainsi aux
abîmes d'une véritable agonie morale, puis il
lit ce que dès le premier moment il aurait dû
faire, c'est-à-dire qu'il appuya sa main sur le
côté gauche de la poitrine amaigrie de Mar-
the.
Il sentit le cœur battre faiblement sous cette
pression, mais, si légers que fussent ces indi-
ces de vie, ils n'élr.ienl point trompeurs... la
jeune femme existait encore.
Jean Vaubàion eut recours, sans perdre une
minute, à la médication simple et puissante
qui lui avait si bien réussi avec Blanche quel-
ques instants auparavant. Il effleura d'un linge
imbibé d'eau le front et les tempes de la ma-
lade qui tressaillit et, presque aussitôt, ouvrit
les yeux.
— Tu vois bien, père, — dit la petite Blan-
che avec l'expression d'un triomphe enfantin,
— lu vois bien, père, elle dormait...
— Pauvre ami! — balbutia Marthe d'une
voix faible comme un souffle, — tu m'as crue
morte, n'est:ce pas?
Le mécanicien ne se sentit pas le courage
de répondre; il (11 seulement un geste-brus-
que de dénégation.
— Ah! — poursuivit la malade,— tu l'as
cru... tu as dû le croire, puisque un instant
j'ai eu peur moi-même. —Tu te trom-
pais, par bonheur...'je suis vivante, et pour-
tant je ne vaux guère mieux que si j'étais
morte. — Comme je m'abusais tout à l'heure,
mon pauvre ami... moi qui le parlais de mes
forces! —Je suis plus faible qu'un enfant qui 1
vient de naître... —Une mouche qui vole et !
qui bourdonne a plus do vigueur dans ses pe- I
tites ailes que je n'en ai, moi, dans toute ma ï
personne...— Est-ce que ce n'est pas mauvais j
signe, cela, mon ami? |
— Non. . — dit Jean qui sentait sa tète s'é- \
garer. I
— Bien vrai?
— Je te le jure.
— Tu ne me caches rien, n'est-ce pas?— \
demanda Marthe en étudiant avec une atten- j
tion inquiète le visage de son mari. — Je ne I
suis point en danger de mort?
Jean sentait le regard de sa femme plutôt '
encore qu'il ne le voyait. — A tout prix il fal- \
lait tromper la mourante.
Il commanda donc à ses yeux de rester secs, |
à ses lèvres de sourire, à sa voix de ne pas ;
trembler, et il répondit :
— En danger de mort, chère enfant ? — Al-
lo'ns donc!... e.-t-ce sérieusement que tu me
fais une aussi folle question?—Ta maladie est
sans gravité, quoiqu'elle se prolonge plus
longtemps que je ne l'avais cru d'abord, mais
le médecin me rassure d'une façon complète, j
explicite. —Je n'ai jamais éprouvé et je n'é- I
prouve aucune crainte...
Marthe poussa un tôupir de soulagement, I
et son regard limpide et pur prit une exprès- jj
sion presque joyeuse.
— Oht oui, oui...,— dit-elle vivement,— ?
je le crois, mon ami, je veux te croire...— Il j
serait trop triste de s'en aller en laissant ici- !
bas tout ce qu'on aime avec lant d'ardeur...—
Dieu ne nous a point unis pour nous séparer :
si vile... — Dieu ne nous a pas donné notre
chère Blanche, ce doux trésor, pour en faire
une orpheline.,. — Je suis retenue ici-bas par
des liens sacrés qui ne se peuvent rompre... -
— Je l'aime et j'aime notre enfant... je n'ai j
pas le droit de mourir...
— Aussi lu vivras, chère bien-aimée,— bal- !
bntia Jean Vaubaron suffoqué par les sanglots
qu'il comprimait, — lu vivras pour notre fille
et pour moi.
— Mets Blanche anprôs de moi, dans mes'!
bras .., — dit la mourante. i
Vaubaron obéit.
Marthe embrassa l'enfant à vingt reprises et !
avec toute l'ardente effusion de sa tendresse i
maternelle.—A les voir ainsi pressées l'une i
contre l'autre, on eût dit une jeune fille ap- ;
puyant contre sa poitrine sa plus jeune sœur, j
Marthe reprit :
— Oui, j" vivrai, je le sens bien, mais, mon j
•Dieu ! mon Dieu ! que ma convalescence sera I
longue 1
— Moins longue peut-être que tu ne le '
crois...— Tout à l'heure lu t'exagérais tes J
forces, maintenant tu t'exagères ta faiblesse. \
Marthe secoua doucement la tête.
Vaubaron continua :
— Dans tous les cas, arme-toi de patience, j
chère enfant...— je te soignerai si bien que je
te ferai trouver courtes -les heures et rapides \
les journées...
— 0 mon ami, — s'écria Marthe, — je sais
bien que tu es bon comme Dieu lui-même, et !
c'est parce que je suis s: fiôre et si heureuse ;
d'être ta femme que j'ai peur de mourir.
Le mécanicien allait répondre.
Il n'en eut pas le temps.
Un coup de sonnette se fit entendre à la
porté de la pièce précédant la chambre à !
coucher et donnant sur l'escalier.
— Qui donc peut venir? — demanda Mar- \
the. |
— Le médecin, sans doute..., — répliqua •
Jean, — c'est le moment de sa visite quoti- I
dienne.
— Quelle heure est-il? — reprit la jeune f
femme : I
— Je ne sais pas au juste...,— murmura le !
mécanicien avec embarras.—Quatre heures, i
je crois...
— Où donc est ta montre?...
Vaubaron fît semblant de n'avoir point en-
tendu cette question et sortit de la chambre
pour aller ouvrir.
IV
C'était bien en effet le médecin, homme
de quarante-cinq à cinquante ans, grand et
maigre, figure en lame de rouleau, lunettes
d'or sur ries yeux gris, costume noir, cor-
rect et complet, haute cravate blanche très-
empesée.
_ Ce médecin jouissait de quelque réputa-
tion dans le quartiers, mais cette réputation
re dépassait point certaines limites et ne le
classait en aucune façon parmi les princes de
la science.
Ce n'était ni un méchant homme ni un
homme absolument avide. — Néanmoins il
attachait une très-notable importance à tou-
cher avec exactitude le prix de ses visites.
Il entra d'un air souriant.
— Eh! bonjour, monsieur Vaubaron..., —
dit-il, — comment va notre malade aujour-
d'hui?
— Je la trouve bien faible, monsieur le
docteur... j'éprouve de très-vives inquié-
tudes... — Tout à l'heure elle a voulu se
lever...
— C'était une imprudence capitale.
— Dès les premières tentative-, elle est
tombée en défaillance.
— Bien ne m'étonne moins... — Je vais la
gronder comme il faut...
Le médecin se dirigea vers la chambre à
coucher, mais Vaubaron le retint dans la pre-
mière pièce.
— Monsieur le docteur, — dit-il en baissant
la voix.
— Eh bien?
— La petite fille m'inquiète aussi...
— Qu'est-ce qu'elle a donc, cette enfant?
— La fièvre, sans cesse, du moins je le
crois... —Elle se plaint de se sentir la tête
lourde et douloureuse et la poitrine brû-
lante.
— Nous allons voir... nous allons voir...
— Examinez-la, monsieur le docteur, mais
sans paraître la croire malade... Il ne faut pas
que ma pauvre Marthe puisse se clouter que
notre enfant souffre... Dans l'élat où elle se
trouve elle-même, le moindre soupçon à cet
égard, j'en ai la conviction, pourrait la tuer
sur-le-champ...
— Soyez tranquille, monsieur Vaubaron ,
et rapportez-vous-en à moi.
Les deux hommes entrèrent dans la cham-
bre, et le docteur s'approcha du Ut.
— Eh bien ! chère dame, — dit-il d'un ton
enjoué, — qu'est-ce que votre mari m'ap-
prend ! — Vous avez voulu faire la vaillante;,
tout à l'heure, sans la permission du méde-
cin, et vous en avez été punie.
— Je me croyais forte... — balbutia la
jeune femme.
— Et vous ne l'étiez pas encore... — c'est
tout naturel... Les forces reviendront, mais il
faut leur laisser le temps... — Pas d'impru-
dence, chère dame, sinon vous retarderez in-
définiment votre gnérison...
— Monsieur le docteur, — reprit Marthe,
—je vous promets d'être très-patiente et très-
prudente... mais vous me guérirez, n'esl-ce
pas?...
— Parbleu!... qui est-ce qui en doute?
— Vous êtes bien certain que je ne cours
aucun danger?
— Pas le moindre...
— C'est que, voyez-vous, monsieur le doc-
teur, j'ai tant besoin devivrel... — Mon mari
et mon enfant ne pourraient se passer de
moi... —Qu'est-ce qu'ils deviendraient, mon
Dieu, si je m'en allais?... Rien que d'y penser
ça me fait froid jusque dans la moelle des
os...
— Voilà de vilaines idées, chère dame...
chassez-les bien vite!... — Non-seulement
vous ne vous en irez pas, mais votre convales-
cence sera prompte.,.— Je vous trouve très-
bien aujourd'hui... — Avez-vous quelque
appélit?
— Je ne crois pas, monsieur le docteur...
— C'est naturel... l'inaction.,. — Enfin, si
l'appétit venait par hasard, vous pourriez
manger sans le moindre inconvénient.
— Que faudrait-il lui donner? — demanda
Vaubaron.
— Tout ce dont elle aura envie... Je ne dé-
fends rien, car rien ne me paraît dangereux
en ce moment... — Vous voyez que je suis un
médecin facile 1
Un tressaillement nerveux décomposa pen-
dant une seconde les traits du mécanicien.-—■
Une facilité si grande lui semblait suspecte ; il
la trouvait plus inquiétante que des restric-
tions et des interdictions sévères.
I! reprit :
— Vous n'écrivez pas d'ordonnance, mon-
sieur le docteur?
— Ma foi, non... — Du repos, du calme,
aucune préoccupation, la tranquillité d'esprit,
voilà tout ce qu'il faut à noire malade, qui
bientôt ne le sera plus... Ça n'a pas besoin
d'être écrit, ces choses-là...
11 changea de ton et il ajouta :
— La chaleur est étouffante aujourd'hui...
On se croirait au beau milieu du mois de juil-
let... — Nous pourrions bien avoir de l'orage
la nuit prochaine... —Je me sens tout accablé
et je vous demande la permission de me repo-
ser un instant chez vous.
Vaubaron se hâta d'avancer le grand fau-
teuil garni de tapisserie.—Le docteur s'assit
et s'éventa avec son mouchoir pendant quel-
ques secondes ; puis, faisant un signe amical à
la petite Blanche, qui le regardait d'un air de
curiosité craintive, il lui dit :
— Est-ce que je vous épouvante, ma jolie
enfant?
— Oh}... non, monsieur le docteur, pas du
tout...
— Dans ce cas, venez donc un peu ici, près
de moi... plus près encore... Asseyez-vous
sur mes genoux...
Blanche obéit.
Le docteur engagea avec clic une conversa-
tion enfantine qu'il nous semble inutile de re-
produire, puisque cette conversation n'était
qu'un prétexte, et tout en causant il trouva
facilement l'occasion de placer tour à tour sa
main, sans affectation et comme par hasard,
sur le poignel et sur la poitrine de l'enfant.
Tandis qu'avait lieu cette petite scène à la-
quelle Marthe souriait depuis son lit sans la
comprendre, Vaubaron se disait, avec une
angoisse indicible, que peut-être en ce mo-
ment le médecin prononçait dans son foi-
intérieur l'arrêt de mort de l'enfant avec
lequel il semblait jouer.
Un indifférent, survenu tout à coup, n'au-
rait vu dans tout ceci qu'un gracieux tableau
d'intérieur. Sous cette tranquille apparence
se cachait cependant le plus poignant de tous
les drames. Le drame du cœur paternel tor-
turé, déchiré, et cachant avec un héroïsme
sublime se« déchirements et ses tortures.
— Me voici reposé tout à fait, — dit le mé-
decin quand il eut terminé son rapide examen.
—Au revoir, chère dame,et bonne espérance.
— Monsieur Vaubaron, au revoir.
Le mécanicien accompagna le docteur dans
la première pièce.
— Eh bien?...— lui demanda-t-ilvivement,
en se penchant vers lui et en approchant ses
lèvres de son oreille afin de mieux étouffer le
son de ses paroles. — Eh bien ?
— Je vous dois la vérité, — fit le médecin,
— et je vais vous la dire... — Vous ne vous
(rompiez pas, l'enfant est minée par une fièvre
lente et continue...
— Mais alors,—murmura Vaubaron anéanti..
— mais alors, elle est en danger... en danger
de mort ?
— Pas d'exagération, je vous en prie... —
Je n'ai rien avancé de semblable... — Le dan-
ger peut venir, j'en conviens, mais il n'existe
poinf encore.
— Hélas! il viendra, docteur, il ne viendra
que trop vite.
— Non, si vous prenez contre lui toutes les
jlrécaulions nécessaires
— Ah! fallût-il donner mon sang pour
sauver ma fille, Dieu m'est témoin que je
n'hésiterais pas I...
Le docteur reprit :
— L'enfant tient de sa mère plus que de
vous. Sa constitution est faible... Cependant
elle ne parait point mauvaise, et j'ai la ferme
croyance qu'elle peut se fortifier... — Si vous
étiez dans une situation de grande aisance, je
vous engagerais à Taire respirer à votre fille
l'air du Midi pendant un ou deux hivers, mais
sans doute vos ressources ne vous permet-
traient point un tel déplacement?
— Oh ! non, — balbutia le mécanicien avec
un profond soupir.
— Je me bornerai donc,— continua le doc-
teur, — à vous recommander un régime toni-
que sans être trop excitant. — Une alimenta-
tion substantielle, des viandes saignantes pour
nourriture, de vieux vin de Bordeaux pour
boisson. — Vous voyez que ce traitement est
bien facile 5 suivre...
Vaubaron poussa un nouveau soupir et ses
sourcils eurent une contraction passagère.
Le médecin reprit :
— Je vous recommande surtout de faire
prendre à votre enfant beaucoup d'exercice et
de lui procurer autant de distraction que vous
le pourrez. — Je ne répondrais de rien si la
petite fille devait rester sédentaire dans un
appartement clos... — Vous m'avez bien com-
pris, n'est-ce pas?
— Oui, monsieur le docteur, je vous ai
compris... — Vos recommandations seront
suivies... Je ferai le possible... et même l'im-
possible... — Voilà pour l'enfant, monsieur le
docteur... Maintenant, je vous en prie, parlez-
moi de la mère... Savez-vous bien que vous
m'avez épouvanté tout à l'heure en disant que
vous ne lui défendiez rien parce que désor-
mais rien ne vous semblait dangereux pour
elle?... —Je me suis souvenu que c'est de
cette façon qu'on agit avec les malades dont
on désespère, et, malgré moi, j'ai frissonné.
— Dites-moi bien vite, au nom du ciel, que
cette interprétation était erronée et je que dois
prendre vos paroles dans le sens le plus na-
turel !.,.
Le médecin hésita avant de répondre.
Le visage pâle de Vaubaron pâlit encore, et