S centimes.
(Supplément au numéro 137)
SOMMAIRE. — La Chemise de feu, par Horace Cher-
pin. — La Voyante, par Xavier de Montépin. —
La Fiancée d'Éric, par Emmanuel Gonzalès.
LA CHEMISE DE FEU
VII
L'ENLÈVEMENT
(Suite.)
Ladorec se précipita sur le lit, — et, saisissant Ga-
brielle à la gorge , il lui enfonça dans la bouche un
mouchoir qui étouffa ses cris.
Cependant, des pas précipités se firent entendre
dans l'escalier du second étage.
C'était de l'aide qui venait à Gabrielle.
Neveu se colla immédiatement contre la muraille,
près de la porte, de sorte qu'on ne pouvait l'aperce-
voir qu'après; être entré.
A peine avait-il fait ce mouvement qu'une femme
en costume de nuit se jeta dans la chambre.
C'était la camériste de Gabrielle qui, réveillée en
sursaut par le coup de sonnette et l'appel de sa mai-
tresse, était descendue en toute hâte.
Elle ne vit en entrant que la lutte qui avait lieu
dans l'alcôve, et elle allait bondir de toute son énergie
sur Ladorec, quand Neveu, la saisissant par derrière,
la renversa sur le tapis et lui mit un genou sur la
poitrine.
— Lisbeth! Lisbeth!... cria alors la femme de
chambre épouvantée.
Mais rien ne répondit à ses cris.
Neveu, du reste, y coupa court immédiatement en
la bâillonnant.
Il lui attacha ensuite les mains derrière le dos et la
lia par les pieds au lit de Gabrielle tandis que Ladorec
garrottait aussi son ancienne maîtresse.
Toute cette scène s'était passée avec la rapidité de
l'éclair, et sans que Ladorec ou Neveu eussent pro-
noncé une seule parole.
Le vigoureux lorçat roula alors complètement dans
son manteau Gabrielle, toujours liée et bâillonnée,
et, —la prenant dans ses bras comme il eût fait d'un
enfant,—il fit signe à .Neveu de le suivre.
Ils descendirent l'escalier,—laissant la femme de
chambre attachée au pied du lit de sa maîtresse.
Puis ils traversèrent de nouveau le jardin, et,—Ne-
veu ayant poussé les verroux de la petite porte qui
donnait sur la campagne,—ils rejoignirent la voiture.
La vieille Lisbeth n'avait pas donné signe de vie.
— Ah! ahl murmura l'Enquille, il paraît que l'ex-
pédition a réussi...
Et, se penchant vers Neveu :
— Pas de raisiné (sang)?... demanda-t-il.
— Pas une goutte i répondit Neveu.
— Tout va bien.
Lalorec était déjà dans la voiture avec sa proie.
Neveu monta derrière lui.
Et l'Enquille, prenant son fouet en main, s'éloigna
du pavillon de toute la vitesse de ses chevaux.
A peine la voiture s'était-elle éloignée d'une tren-
taine de mètres de la maison de campagne, qu'un
homme, qui était couché dans un pli de terrain vaguo
à vingt mètres de l'endroit où l'Enquille avait fait ar-
rêter ses chevaux, se releva et regarda la direction
que prenaient les voleurs.
C'était Lapineau.
— Ce sont bien eux! grommela-t-il... Mais, que
diable Ladorec a-t-il enlevé de si volumineux?... 11
faut absolument que je sache à quoi m'en tenir là-
dessus...
Et, prenant son élan, il se mit à courir à toutes
jambes à la poursuite du fiacre.
Mais la voiture était déjà loin, — et par suite de
l'habitude, devenue presque machinale chez lui, de
chercher à dépister son monde, — l'Enquille lui fai-
sait suivre une ligne brisée dans une foule de petites
rues qui s'enchevêtraient les unes dans les autres, —
de sorte que Lapineau ne tarda pas à perdre la trace
des trois complices.
vm
LA MÈRE ET LE FILS
Le soir de l'enlèvement de Gabrielle par Neveu et
Ladorec, une vieille femme, enveloppée dans un lon-
gue pelisse de couleur sombre, descendait furtive-
ment la rue du Faubourg-Saint-Honoré.
Parvenue à la rue Royale, elle tourna à gauche et
se dirigea du côté de la Madeleine.
Puis elle appuya un peu à droite et entra dans une
petite rue disparue anjourd'hui et qui se nommait
alors la rue des Mûriers-Blancs.
Entre les deux réverbères qui éclairaient la rue
des Mûriers-Blancs, il y avait, du côté des nombres
pairs, une longue et étroite allée qui n'avait pas un
mètre de large.
La vieille femme s'aventura dans cette allée où il
faisait une nuit complète.
Elle alla jusqu'au bout de l'allée, et là, elle tomba
dans une impasse tout aussi étroite et qui formait avec
l'allée une sorte de T majuscule.
(1) Toute reproduction est interdite.
Ce fut dans la branche droite de ce T qu'elle s'en-
gagea.
Mais elle n'alla pas loin.
A peine avait-elle fait dix pas, qu'elle s'arrêta de-
vant une petite porte enfoncée dans un mur assez
haut et très-épais.
Cette vieille femme n'était autre, — disons-le tout
de suite, — que la vieille Lisbeth, la mère du pré-
tendu baron de Shoënberg.
Et elle se trouvait en ce moment, — le lecteur l'a
deviné, — près du mur de clôture qui fermait le parc
du comte de Miremont.
La porte de sortie du parc était garnie de trois
énormes barres de fer horizontales fixées dans le bois
de chêne par de gros clous à lête ronde.
Lisbeth chercha à tâtons dans l'obscurité la plus
limite de ces trois barres, et, comptant les clous de
droite à gauche, elle exerça une pression sur le cin-
quième.
— C'est bien cela, dit-elle.
Et elle attendit.
Quelques secondes après la porte tourna sur elle-
même.
Lisbeth entra,
Une main saisit la sienne dans l'ombre, et la vieille
bohémienne se sentit entraînée à travers les arbres
vers les bâtiments de l'hôtel.
Tout avait l'air mort dans cette maison redoutable,
où vivait un de ces êtres mystérieux qui font mouvoir
sans qu'on s'en doute les ressorts les plus cachés des
sociétés.
Après quelques minutes de marche dans les ténè-
bres, Lisbeth et son guide arrivèrent devant une
porte.
Le guide de Lisbeth l'ouvrit et dit à la vieille
femme :
— A deux pas devant vous il y a des escaliers...
montez vingt marches... et arrêtez-vous !
Lisbeth se conforma à ces instructions.
Quand elle fut sur la vingtième marche, il lui sem-
bla que l'escalier s'affaissait doucement sous elle, —
et, en même temps, elle entendit comme une batterie
de sonnettes.
Presque aussitôt la lumière se fit.
M. de Miremont ébit devant elle, dans l'encalre-
ment de la porte de son cabinet de travail.
— Entrez, dit-il, je vous attendais.
II fit asseoir la vieille femme dans le fauteuil où
nous vu avant elle la marquise de Meilleuse, et fit
quelques tours dans la chambre avant de parler.
Il avait l'air plus préoccupé qu'il ne l'était habi-
tuellement, et lançait la fumée de sa cigarette par
bouffées sacadées.
— Lisbeth, lui dit-il enfin, le moment est arrivé où
l'avenir de ton (ils va se décider.
La vieille femme le regarda avec des yeux où bril-
lait toute la flamme de l'amour maternel.
— Oui, — reprit le comte, —- il va bientôt prou-
ver que j'ai eu raison de jeter les yeux sur lui et de le
combler de mes bienfaits; ou bien il prononcera Fa
propre condamnation en refusant le bonheur et la
gloire de sa vie...
— Qu'y a-t-il donc? demanda Lisbeth vivement
impressionnée.
— Quand je pris ton fils, — continua Miremont, —
ton fils, qui n'était alors qu'Antonio Beppë, l'enf.nt
de pauvres bohémjens errants, — et que je le jetai
tout à coup dans un monde éblouissant et féerique
qu'il pouvait à peine fêver, quel a été mon dessein, à
ton avis ?...
— Je ne sais, murmura la bohémienne,— tu m'ap-
parus comme une sorte de providence, un bon ange
qui venait vers nous...
— Tu sais ce que je fis pour lui : je le tirai de son
obscurité et je lui mis sur le front le tortil de baron ;
— il était destiné à vieillir dans la misère et l'igno-
minie, je lui donnai la main, et il s'assit au banquet
des heureux, où le luxe et les honneurs viennent le
chercher sansjqu'il ait même besoin de s'en inquiéter;
— il était pauvre, je le lis riche; — il était vil, je le
fis noble...
— Je n'ai rien oublié de tout cela, interrompit
Lisbeth.
— Qu'avait fait ton fils pour avoir droit à mes
bontés?...
— Rien, en vérité, je dois l'avouer.
— Quel service m'avait-il rendu ?
— Aucun.
— Sache donc, que si j'ai fait d'Antonio Beppë le
baron de Shoënberg, sai.s motif, sans raison, par un
simple caprice de ma fantaisie, c'est parce qu'il me
plaisait à moi, — déjà sur le retour, comme on dit,
trist-, sans but dans ma vie, — de me donner ce su-
prême plaisir, qui n'appartient qu'à Dieu, — à ce
qu'on prétend, — de faire sortir une œuvre du
néant.
La voix du comte était devenue vibrante.
— Oui, j'ai voulu avoir cette volupté de faire
quelque chose avec rien, — poursuivit-il avec une
expression d'orgueil indéfinissable, — et de mettre
cet enfant, qui n'existe que parce qu'il me plaît, si
haut dans le monde qu'il tût pour tous un objet digne
d'envie!... Comme ils me paraissaient petits tous ces
vaniteux personnages qui attachent tant de prix à
leurs fanfreluches, à leurs passementeries et à leurs
parchemins, quand je songeais qu'il m'avait suffi de
le vouloir pour leur donner un égal, — un supé-
rieur peut-être, — devant lequel ils s'inclinent avec
une courtoisie et un respect qu'ils ne croient du9
qu'à eux et aux leurs...
Lisbeth regardait avec étonnement cet étrange per-
sonnage qui avait moins l'air de s'adresser à elle que
de se parler à lui-même.
• Le comte s'arrêta.
11 fît encore quelques tours dans son cabinet de
travail ; puis, se plantant devant la bohémienne par
un mouvement qui lui était habituel quand il était
agité :
— Eh bien! reprit-il, que dirais-tu, si, étant à ma
place, tu trouvais de la résistance à tes volontés dans
Antonio Beppë ?
La vieille femme fut un moment sans répondre ;
puis :
— Vous êtes le maître, dit-elle résolûment... mais,
encore une fois, qu'y a-t-il?
— Je vais te le dire, reprit le comte de Miremont...
Quand nous passâmes, il y a quatre ans et demi, à
Gap, où les principaux chefs de la Sainte-Vrehnne
devaient venir conférer avec moi sur l'attitude à
prendre en face de la fortune déjà inquiétante du gé-
néral Bonaparte, ton fils devint éperdùment amoureux
d'une jeune fille nommée Gabrielle, qu'il enleva et
qu'il amena à Paris, sous le nom de Marguerite Des-
champs. Je n'attachai point alors d'importance à cette
fantaisie de jeunesse, mais elle a pris aujourd'hui des
proportions regrettables...
— Je le déplore aussi, interrompit Lisbeth.
— Or, j'ai résolu de marier Antonio avec la fille du
général Delamarre, conseiller intime de Bonaparte,—
et je vois avec peine que cette union rencontre des
difficultés chez ton fils à cause de ses relations avec
Marguerite... Il a bien promis d'obéir, — mais je
crains qu'il n'essaie peut-être de se soustraire à mes
ordres par tous les moyens possibles... Or, il faut que
cela cesse....
— Que faut-il que je fasse?
— Je pourrais user de violence, — j'en ai le pou-
voir, tu le sais, — mais j'espère que nous pourrons
nous en tenir à d'autres moyens... Ecoute, il n'est pas
dans mes habitudes de ne point prendre mes précau-
tions contre les gens... Sans qu'il s'en doutât, Antonio
éUit surveillé à Gap jour et nuit, et je fus instruit de
ses amours dès la première heure. Aussi, quand il en-
leva Marguerite, me doutant que j'aurais peut-être à
lutter un jour contre cette femme, je fis enlever l'en-
fant qu'elle avait eu quelque» années auparavant de
l'homme qui l'avait séduite...
— Et cet enfant?
— Je sais où il est, naturellement.
— Est-il possible!
— Je sais aussi, — continua froidement le comte,
— que le seul sentiment qui combatte dans le cœur
de Gabrielle son amour pour Antonio, c'est le regret
que lui fait éprouver la perte de son fils...
— Cela est vrai.
— Eh bien!... voici ce que tu lui feras compren-
dre, — par quel moyen?... C'est à toi de le cher-
cher... — qu'elle ne reverra jamais son enfant tant
qu'etle n'aura pas rompu avec ton fils...
— Je suivrai vos instructions, maître, dit la vieille
femme, et vous pouvez y compter ; — car, à moi
aussi, Antonio est mon œuvré, — et j'aime mieux le
savoir illustre, riche et puissant, que de le voir végé-
ter dans un obscur amour.
— Va!... lui dit alors le comte, — et surtout n'ou-
blie pas qu'il y a toujours au fond des ténèbres un œil
grand ouvert sur vous tous, qui voit jusqu'à vos plus
secrètes actions, et un esprit qui lit dans le mystère
de vos pensées...
Quand la vieille bohémienne fut partie, le comte de
Miremont frappa sur un timbre.
Un domestique apparut aussitôt.
— Introduisez le baron de Shoônbergl... dit M. de
Miremont.
Quelques minutes après, le secrétaire intime de
l'ambassade d'Autriche était en présence de son an-
cien gouverneur.
Depuis l'entretien qu'il avait eu avec son ex-pré-
cepteur, — entrelien que nous avons rappnrté plus
haut, — le faux baron de Shoënberg avait fait en lui-
même de sérieuses réflexions.
Pendant plusieurs jours, il s'était mis la cervelle à
la torture.
Il avait cherché, à s'en rompre la tête un moyen
d'échapper aux ordres du comte de Miremont.
Mais il n'avait trouvé nulle issue à sa situation.
Qu'était-il, en etîet, lui, Antonio Beppë, sinon un
intrigant, affublé d'un nom d'emprunt, qui n'avait pas
plus de droit au titre de baron de Shoënberg que le
premier venu, — et à qui le moindre mal qui pût ar-
river, était d'être honteusement chassé du rang qu'il
avait usurpé?...
Un moment pourtant, et malgré tout, il eut envie
d'engager la lutte avec son maître.
Mais il abandonna vite cette idée.
11 savait qu'à la moindre tentative de ré roi te, le
comte était liomme à le faire disparaître, — sa haute
position dans les sociétés secrètes d'alors lui per-
mettant de faire accomplir le moindre de ses vœux
par dessioaires absolument dévoués.
Antonio ne pouvait même pas se flatter d'entraîner
dans sa perte M. de Miremont; car, — s'il eût cher-
ché à le devancer en divulguant la combinaison au
moyen de laquelle il était devenu baron de Shoën-
berg, — M. de Miremont n'aurait pas eu de peine à le
faire passer pour fou,et à le faire emprisonner comme
tel, dans une maison de santé, pour le restant de ses
jours.
Comment, en effet, eût-il pu débiter une histoire
aussi extraordinaire, sans s'exposer à se faire regarder
comme atteint d'aliénation mentale?
11 s'élait dit toutes ces choses pendant les quelques
jours qui avaient suivi l'ordre de M. de Miremont
d épouser mademoiselle Delamarre; et il voyait bien
que toute résistance ne servirait peut-être qu'à faire
éloigner Marguerite davantage encore.
Knfin, oe que M. de Miremont avait dit était vrai :
s'il aimait passionnément Marguerite, il était incon-
testable qu'il tenait aussi beaucoup à la brillante posi-
tion où le caprice du comte l'avait élevé; il lui eût
été, pour ainsi dire, impossible de renoncer à ce
monde élégant et poli qui était devenu le sien, — et
puis, peut-être, se disait-il, que li Marguerite l'aimait
véritablement, elle lui pardonnerait un mariage de
pure convenance, puisqu'il lui avait bien pardonné,
lui, un premier amour.
Aussi, était-il, en ce moment, à peu près disposé à
obéir à l'ultimatum du comte, — ou du moins à fein-
dre l'obéissance.
Ce fut dans cet état d'esprit qu'il entra dans le ca-
binet de son tuteur.
— Eh bien I lui dit son ex-gouverneur, en allant à
lui dès qu'il l'aperçut, — êtes vous aujourd'hui dans
de meilleures dispositions, mon cher Frédéric?... Je
vous ai mandé ce soir, parce que j'ai d'importantes
nouvelles à vous communiquer.
— Monsieur, répondit le baron, j'ai beaucoup pensé
à ce que vous m'avez dit, et je comprends maintenant
que ce que j'ai de mieux à faire est de me prêter à ce
mariage..,.
— Ah ! tant mieux Ut. je suis ravi de vous voir re-
venu à des sentiments plus raisonnables...
— Il le fallait.
— Comme vous le dites, il le fallait... Vous savez,
du reste, que je tiens autant que vous à votre bon-
heur. — et, assurément, vous devez penser, si vous
y réfléchissez sérieusement, que votre union avec une
famille honorable, respectée, riche, et tout à fait en
faveur en ce moment, est bien préférable, pour votre
avenir, à une amourette, agréable, sans doute, pen-
dant la période de votre jeunesse, mais qui ne peut
vous conduire à rien...
— En etîet, monsieur...
— Il est donc bien entendu que nous n'avons plus
à revenir sur cette affaire... Vous annoncerez tout
doucement à votre maîtresse vos nouvelles résolu-
tions, — et vous la préparerez à ce mariage de la fa-
çon que vous jugerez la plus convenable...
— J'y aviserai, mais...
— Mais?..
— Je ne sais trop comment elle prendra la
chose...
— Qu'importe !
— Il importe cependant un peu, à mon avis, car je
voudrais tout ménager...
— Sans doute, cela vaut mieux, — mais vous
croyez donc être bien aimé?
— Je crois l'être un peu, — oui, je vous l'a-
voue.
— Pensez-vous que vous occupiez seul son cœur.
— Oui, je le pense.
— Bien seul?... insista le comte en regardant Fré-
déric d'un air narquois.
— San? doute !... mais que voulez-vous dire ? —
dit vivement le jeune homme. —Auriez-vous appris
quelque chose qui vous porte à croire?...
— Non, non !... Ne vous emportez pas, mon jeune
ami!... Mais, dites-moi, pourquoi avez-vous envoyé
un messager à Gap, il y a quatre mois?
Frédéric fit un mouvement de surprise.
11 croyait être seul à connaître ce fait.
— Ali ! vous savez donc?... murmura-t-il.
— Est-ce que je ne sais pas tout ;e qui vous inté-
resse, mon cher Frédéric ?... répondit le comte, ave»;
le même sourire.
Frédéric baissa la tête.
— Eh bien! — reprit son terrible interlocuteur,—
l'homme gue vous avez envoyé à Gap avait pour mis-
sion de s'informer de tous les détails de l'enlèvemeni
du petit Achille, — l'enfant que Marguerite avait eu
de son premier amant, deux ans avant de vous c:n-
naître...
Le comte s'arrêta et regarda Frédéric qui semblait
atterré.
— Suis-je bien informé?... continua-t-il.
E1, sur un signe de tête de Frédéric, il ajouta :
— Le rapport que cet homme vous fit alors ne vous
servit peut-être pas à grand'chose, — mais, c'est ce
que je n'ai pas à examiner. Ce que je veux seulement
constater, et ce qui résulte de l'envoi de votre messa-
ger à Gap, c'est que tout l'amour que Marguerite
éprouve pour vous n'a pu effacer de sa pensée le sou-
venir de son fils!... Est-ce la vérité ?
— Vous avez raison, dit Frédéric... Miis, où vou-
lez-vous en venir?
— Vous ne le devinez pas?... Eh bien! je vais vous
le dire : La coïncidence de l'enlèvement du petit
Achille avec la fuite de sa mère ne vous a-t-elle ja-
mais frappé ?
— Si, assurément.
— Et que vous êtes-vous dit alors?
— Que sans doute le père de l'enfant avait appris
nos relations, d'une façon indirecte, et qu'il voulait,
— s'il perdait la mère, — s'assurer au moins du
fils...
Horace CHERPIN.
(La suite au prochain numéro .)
LA VOYANTE
PREMIÈRE PARTIE
V
La malade devait s'étonner, s'inquiéter peut-
être, d'une trop longue absence de son mari.
Vaubaron le comprit.
H refoula son désespoir dans le plus pro-
fond de son âme,— il commandai son visage
de paraître calme, à son cœur de ralentir ses
battements tumultueux , et il rentra dans la
chambre à coucher.
— Mon ami, — lui demanda Marthe,— que
le disait donc le docteur?...
Vaubaron prit un air surpris.
— Le docteur?—répondit-il.— Mais, chère
(Supplément au numéro 137)
SOMMAIRE. — La Chemise de feu, par Horace Cher-
pin. — La Voyante, par Xavier de Montépin. —
La Fiancée d'Éric, par Emmanuel Gonzalès.
LA CHEMISE DE FEU
VII
L'ENLÈVEMENT
(Suite.)
Ladorec se précipita sur le lit, — et, saisissant Ga-
brielle à la gorge , il lui enfonça dans la bouche un
mouchoir qui étouffa ses cris.
Cependant, des pas précipités se firent entendre
dans l'escalier du second étage.
C'était de l'aide qui venait à Gabrielle.
Neveu se colla immédiatement contre la muraille,
près de la porte, de sorte qu'on ne pouvait l'aperce-
voir qu'après; être entré.
A peine avait-il fait ce mouvement qu'une femme
en costume de nuit se jeta dans la chambre.
C'était la camériste de Gabrielle qui, réveillée en
sursaut par le coup de sonnette et l'appel de sa mai-
tresse, était descendue en toute hâte.
Elle ne vit en entrant que la lutte qui avait lieu
dans l'alcôve, et elle allait bondir de toute son énergie
sur Ladorec, quand Neveu, la saisissant par derrière,
la renversa sur le tapis et lui mit un genou sur la
poitrine.
— Lisbeth! Lisbeth!... cria alors la femme de
chambre épouvantée.
Mais rien ne répondit à ses cris.
Neveu, du reste, y coupa court immédiatement en
la bâillonnant.
Il lui attacha ensuite les mains derrière le dos et la
lia par les pieds au lit de Gabrielle tandis que Ladorec
garrottait aussi son ancienne maîtresse.
Toute cette scène s'était passée avec la rapidité de
l'éclair, et sans que Ladorec ou Neveu eussent pro-
noncé une seule parole.
Le vigoureux lorçat roula alors complètement dans
son manteau Gabrielle, toujours liée et bâillonnée,
et, —la prenant dans ses bras comme il eût fait d'un
enfant,—il fit signe à .Neveu de le suivre.
Ils descendirent l'escalier,—laissant la femme de
chambre attachée au pied du lit de sa maîtresse.
Puis ils traversèrent de nouveau le jardin, et,—Ne-
veu ayant poussé les verroux de la petite porte qui
donnait sur la campagne,—ils rejoignirent la voiture.
La vieille Lisbeth n'avait pas donné signe de vie.
— Ah! ahl murmura l'Enquille, il paraît que l'ex-
pédition a réussi...
Et, se penchant vers Neveu :
— Pas de raisiné (sang)?... demanda-t-il.
— Pas une goutte i répondit Neveu.
— Tout va bien.
Lalorec était déjà dans la voiture avec sa proie.
Neveu monta derrière lui.
Et l'Enquille, prenant son fouet en main, s'éloigna
du pavillon de toute la vitesse de ses chevaux.
A peine la voiture s'était-elle éloignée d'une tren-
taine de mètres de la maison de campagne, qu'un
homme, qui était couché dans un pli de terrain vaguo
à vingt mètres de l'endroit où l'Enquille avait fait ar-
rêter ses chevaux, se releva et regarda la direction
que prenaient les voleurs.
C'était Lapineau.
— Ce sont bien eux! grommela-t-il... Mais, que
diable Ladorec a-t-il enlevé de si volumineux?... 11
faut absolument que je sache à quoi m'en tenir là-
dessus...
Et, prenant son élan, il se mit à courir à toutes
jambes à la poursuite du fiacre.
Mais la voiture était déjà loin, — et par suite de
l'habitude, devenue presque machinale chez lui, de
chercher à dépister son monde, — l'Enquille lui fai-
sait suivre une ligne brisée dans une foule de petites
rues qui s'enchevêtraient les unes dans les autres, —
de sorte que Lapineau ne tarda pas à perdre la trace
des trois complices.
vm
LA MÈRE ET LE FILS
Le soir de l'enlèvement de Gabrielle par Neveu et
Ladorec, une vieille femme, enveloppée dans un lon-
gue pelisse de couleur sombre, descendait furtive-
ment la rue du Faubourg-Saint-Honoré.
Parvenue à la rue Royale, elle tourna à gauche et
se dirigea du côté de la Madeleine.
Puis elle appuya un peu à droite et entra dans une
petite rue disparue anjourd'hui et qui se nommait
alors la rue des Mûriers-Blancs.
Entre les deux réverbères qui éclairaient la rue
des Mûriers-Blancs, il y avait, du côté des nombres
pairs, une longue et étroite allée qui n'avait pas un
mètre de large.
La vieille femme s'aventura dans cette allée où il
faisait une nuit complète.
Elle alla jusqu'au bout de l'allée, et là, elle tomba
dans une impasse tout aussi étroite et qui formait avec
l'allée une sorte de T majuscule.
(1) Toute reproduction est interdite.
Ce fut dans la branche droite de ce T qu'elle s'en-
gagea.
Mais elle n'alla pas loin.
A peine avait-elle fait dix pas, qu'elle s'arrêta de-
vant une petite porte enfoncée dans un mur assez
haut et très-épais.
Cette vieille femme n'était autre, — disons-le tout
de suite, — que la vieille Lisbeth, la mère du pré-
tendu baron de Shoënberg.
Et elle se trouvait en ce moment, — le lecteur l'a
deviné, — près du mur de clôture qui fermait le parc
du comte de Miremont.
La porte de sortie du parc était garnie de trois
énormes barres de fer horizontales fixées dans le bois
de chêne par de gros clous à lête ronde.
Lisbeth chercha à tâtons dans l'obscurité la plus
limite de ces trois barres, et, comptant les clous de
droite à gauche, elle exerça une pression sur le cin-
quième.
— C'est bien cela, dit-elle.
Et elle attendit.
Quelques secondes après la porte tourna sur elle-
même.
Lisbeth entra,
Une main saisit la sienne dans l'ombre, et la vieille
bohémienne se sentit entraînée à travers les arbres
vers les bâtiments de l'hôtel.
Tout avait l'air mort dans cette maison redoutable,
où vivait un de ces êtres mystérieux qui font mouvoir
sans qu'on s'en doute les ressorts les plus cachés des
sociétés.
Après quelques minutes de marche dans les ténè-
bres, Lisbeth et son guide arrivèrent devant une
porte.
Le guide de Lisbeth l'ouvrit et dit à la vieille
femme :
— A deux pas devant vous il y a des escaliers...
montez vingt marches... et arrêtez-vous !
Lisbeth se conforma à ces instructions.
Quand elle fut sur la vingtième marche, il lui sem-
bla que l'escalier s'affaissait doucement sous elle, —
et, en même temps, elle entendit comme une batterie
de sonnettes.
Presque aussitôt la lumière se fit.
M. de Miremont ébit devant elle, dans l'encalre-
ment de la porte de son cabinet de travail.
— Entrez, dit-il, je vous attendais.
II fit asseoir la vieille femme dans le fauteuil où
nous vu avant elle la marquise de Meilleuse, et fit
quelques tours dans la chambre avant de parler.
Il avait l'air plus préoccupé qu'il ne l'était habi-
tuellement, et lançait la fumée de sa cigarette par
bouffées sacadées.
— Lisbeth, lui dit-il enfin, le moment est arrivé où
l'avenir de ton (ils va se décider.
La vieille femme le regarda avec des yeux où bril-
lait toute la flamme de l'amour maternel.
— Oui, — reprit le comte, —- il va bientôt prou-
ver que j'ai eu raison de jeter les yeux sur lui et de le
combler de mes bienfaits; ou bien il prononcera Fa
propre condamnation en refusant le bonheur et la
gloire de sa vie...
— Qu'y a-t-il donc? demanda Lisbeth vivement
impressionnée.
— Quand je pris ton fils, — continua Miremont, —
ton fils, qui n'était alors qu'Antonio Beppë, l'enf.nt
de pauvres bohémjens errants, — et que je le jetai
tout à coup dans un monde éblouissant et féerique
qu'il pouvait à peine fêver, quel a été mon dessein, à
ton avis ?...
— Je ne sais, murmura la bohémienne,— tu m'ap-
parus comme une sorte de providence, un bon ange
qui venait vers nous...
— Tu sais ce que je fis pour lui : je le tirai de son
obscurité et je lui mis sur le front le tortil de baron ;
— il était destiné à vieillir dans la misère et l'igno-
minie, je lui donnai la main, et il s'assit au banquet
des heureux, où le luxe et les honneurs viennent le
chercher sansjqu'il ait même besoin de s'en inquiéter;
— il était pauvre, je le lis riche; — il était vil, je le
fis noble...
— Je n'ai rien oublié de tout cela, interrompit
Lisbeth.
— Qu'avait fait ton fils pour avoir droit à mes
bontés?...
— Rien, en vérité, je dois l'avouer.
— Quel service m'avait-il rendu ?
— Aucun.
— Sache donc, que si j'ai fait d'Antonio Beppë le
baron de Shoënberg, sai.s motif, sans raison, par un
simple caprice de ma fantaisie, c'est parce qu'il me
plaisait à moi, — déjà sur le retour, comme on dit,
trist-, sans but dans ma vie, — de me donner ce su-
prême plaisir, qui n'appartient qu'à Dieu, — à ce
qu'on prétend, — de faire sortir une œuvre du
néant.
La voix du comte était devenue vibrante.
— Oui, j'ai voulu avoir cette volupté de faire
quelque chose avec rien, — poursuivit-il avec une
expression d'orgueil indéfinissable, — et de mettre
cet enfant, qui n'existe que parce qu'il me plaît, si
haut dans le monde qu'il tût pour tous un objet digne
d'envie!... Comme ils me paraissaient petits tous ces
vaniteux personnages qui attachent tant de prix à
leurs fanfreluches, à leurs passementeries et à leurs
parchemins, quand je songeais qu'il m'avait suffi de
le vouloir pour leur donner un égal, — un supé-
rieur peut-être, — devant lequel ils s'inclinent avec
une courtoisie et un respect qu'ils ne croient du9
qu'à eux et aux leurs...
Lisbeth regardait avec étonnement cet étrange per-
sonnage qui avait moins l'air de s'adresser à elle que
de se parler à lui-même.
• Le comte s'arrêta.
11 fît encore quelques tours dans son cabinet de
travail ; puis, se plantant devant la bohémienne par
un mouvement qui lui était habituel quand il était
agité :
— Eh bien! reprit-il, que dirais-tu, si, étant à ma
place, tu trouvais de la résistance à tes volontés dans
Antonio Beppë ?
La vieille femme fut un moment sans répondre ;
puis :
— Vous êtes le maître, dit-elle résolûment... mais,
encore une fois, qu'y a-t-il?
— Je vais te le dire, reprit le comte de Miremont...
Quand nous passâmes, il y a quatre ans et demi, à
Gap, où les principaux chefs de la Sainte-Vrehnne
devaient venir conférer avec moi sur l'attitude à
prendre en face de la fortune déjà inquiétante du gé-
néral Bonaparte, ton fils devint éperdùment amoureux
d'une jeune fille nommée Gabrielle, qu'il enleva et
qu'il amena à Paris, sous le nom de Marguerite Des-
champs. Je n'attachai point alors d'importance à cette
fantaisie de jeunesse, mais elle a pris aujourd'hui des
proportions regrettables...
— Je le déplore aussi, interrompit Lisbeth.
— Or, j'ai résolu de marier Antonio avec la fille du
général Delamarre, conseiller intime de Bonaparte,—
et je vois avec peine que cette union rencontre des
difficultés chez ton fils à cause de ses relations avec
Marguerite... Il a bien promis d'obéir, — mais je
crains qu'il n'essaie peut-être de se soustraire à mes
ordres par tous les moyens possibles... Or, il faut que
cela cesse....
— Que faut-il que je fasse?
— Je pourrais user de violence, — j'en ai le pou-
voir, tu le sais, — mais j'espère que nous pourrons
nous en tenir à d'autres moyens... Ecoute, il n'est pas
dans mes habitudes de ne point prendre mes précau-
tions contre les gens... Sans qu'il s'en doutât, Antonio
éUit surveillé à Gap jour et nuit, et je fus instruit de
ses amours dès la première heure. Aussi, quand il en-
leva Marguerite, me doutant que j'aurais peut-être à
lutter un jour contre cette femme, je fis enlever l'en-
fant qu'elle avait eu quelque» années auparavant de
l'homme qui l'avait séduite...
— Et cet enfant?
— Je sais où il est, naturellement.
— Est-il possible!
— Je sais aussi, — continua froidement le comte,
— que le seul sentiment qui combatte dans le cœur
de Gabrielle son amour pour Antonio, c'est le regret
que lui fait éprouver la perte de son fils...
— Cela est vrai.
— Eh bien!... voici ce que tu lui feras compren-
dre, — par quel moyen?... C'est à toi de le cher-
cher... — qu'elle ne reverra jamais son enfant tant
qu'etle n'aura pas rompu avec ton fils...
— Je suivrai vos instructions, maître, dit la vieille
femme, et vous pouvez y compter ; — car, à moi
aussi, Antonio est mon œuvré, — et j'aime mieux le
savoir illustre, riche et puissant, que de le voir végé-
ter dans un obscur amour.
— Va!... lui dit alors le comte, — et surtout n'ou-
blie pas qu'il y a toujours au fond des ténèbres un œil
grand ouvert sur vous tous, qui voit jusqu'à vos plus
secrètes actions, et un esprit qui lit dans le mystère
de vos pensées...
Quand la vieille bohémienne fut partie, le comte de
Miremont frappa sur un timbre.
Un domestique apparut aussitôt.
— Introduisez le baron de Shoônbergl... dit M. de
Miremont.
Quelques minutes après, le secrétaire intime de
l'ambassade d'Autriche était en présence de son an-
cien gouverneur.
Depuis l'entretien qu'il avait eu avec son ex-pré-
cepteur, — entrelien que nous avons rappnrté plus
haut, — le faux baron de Shoënberg avait fait en lui-
même de sérieuses réflexions.
Pendant plusieurs jours, il s'était mis la cervelle à
la torture.
Il avait cherché, à s'en rompre la tête un moyen
d'échapper aux ordres du comte de Miremont.
Mais il n'avait trouvé nulle issue à sa situation.
Qu'était-il, en etîet, lui, Antonio Beppë, sinon un
intrigant, affublé d'un nom d'emprunt, qui n'avait pas
plus de droit au titre de baron de Shoënberg que le
premier venu, — et à qui le moindre mal qui pût ar-
river, était d'être honteusement chassé du rang qu'il
avait usurpé?...
Un moment pourtant, et malgré tout, il eut envie
d'engager la lutte avec son maître.
Mais il abandonna vite cette idée.
11 savait qu'à la moindre tentative de ré roi te, le
comte était liomme à le faire disparaître, — sa haute
position dans les sociétés secrètes d'alors lui per-
mettant de faire accomplir le moindre de ses vœux
par dessioaires absolument dévoués.
Antonio ne pouvait même pas se flatter d'entraîner
dans sa perte M. de Miremont; car, — s'il eût cher-
ché à le devancer en divulguant la combinaison au
moyen de laquelle il était devenu baron de Shoën-
berg, — M. de Miremont n'aurait pas eu de peine à le
faire passer pour fou,et à le faire emprisonner comme
tel, dans une maison de santé, pour le restant de ses
jours.
Comment, en effet, eût-il pu débiter une histoire
aussi extraordinaire, sans s'exposer à se faire regarder
comme atteint d'aliénation mentale?
11 s'élait dit toutes ces choses pendant les quelques
jours qui avaient suivi l'ordre de M. de Miremont
d épouser mademoiselle Delamarre; et il voyait bien
que toute résistance ne servirait peut-être qu'à faire
éloigner Marguerite davantage encore.
Knfin, oe que M. de Miremont avait dit était vrai :
s'il aimait passionnément Marguerite, il était incon-
testable qu'il tenait aussi beaucoup à la brillante posi-
tion où le caprice du comte l'avait élevé; il lui eût
été, pour ainsi dire, impossible de renoncer à ce
monde élégant et poli qui était devenu le sien, — et
puis, peut-être, se disait-il, que li Marguerite l'aimait
véritablement, elle lui pardonnerait un mariage de
pure convenance, puisqu'il lui avait bien pardonné,
lui, un premier amour.
Aussi, était-il, en ce moment, à peu près disposé à
obéir à l'ultimatum du comte, — ou du moins à fein-
dre l'obéissance.
Ce fut dans cet état d'esprit qu'il entra dans le ca-
binet de son tuteur.
— Eh bien I lui dit son ex-gouverneur, en allant à
lui dès qu'il l'aperçut, — êtes vous aujourd'hui dans
de meilleures dispositions, mon cher Frédéric?... Je
vous ai mandé ce soir, parce que j'ai d'importantes
nouvelles à vous communiquer.
— Monsieur, répondit le baron, j'ai beaucoup pensé
à ce que vous m'avez dit, et je comprends maintenant
que ce que j'ai de mieux à faire est de me prêter à ce
mariage..,.
— Ah ! tant mieux Ut. je suis ravi de vous voir re-
venu à des sentiments plus raisonnables...
— Il le fallait.
— Comme vous le dites, il le fallait... Vous savez,
du reste, que je tiens autant que vous à votre bon-
heur. — et, assurément, vous devez penser, si vous
y réfléchissez sérieusement, que votre union avec une
famille honorable, respectée, riche, et tout à fait en
faveur en ce moment, est bien préférable, pour votre
avenir, à une amourette, agréable, sans doute, pen-
dant la période de votre jeunesse, mais qui ne peut
vous conduire à rien...
— En etîet, monsieur...
— Il est donc bien entendu que nous n'avons plus
à revenir sur cette affaire... Vous annoncerez tout
doucement à votre maîtresse vos nouvelles résolu-
tions, — et vous la préparerez à ce mariage de la fa-
çon que vous jugerez la plus convenable...
— J'y aviserai, mais...
— Mais?..
— Je ne sais trop comment elle prendra la
chose...
— Qu'importe !
— Il importe cependant un peu, à mon avis, car je
voudrais tout ménager...
— Sans doute, cela vaut mieux, — mais vous
croyez donc être bien aimé?
— Je crois l'être un peu, — oui, je vous l'a-
voue.
— Pensez-vous que vous occupiez seul son cœur.
— Oui, je le pense.
— Bien seul?... insista le comte en regardant Fré-
déric d'un air narquois.
— San? doute !... mais que voulez-vous dire ? —
dit vivement le jeune homme. —Auriez-vous appris
quelque chose qui vous porte à croire?...
— Non, non !... Ne vous emportez pas, mon jeune
ami!... Mais, dites-moi, pourquoi avez-vous envoyé
un messager à Gap, il y a quatre mois?
Frédéric fit un mouvement de surprise.
11 croyait être seul à connaître ce fait.
— Ali ! vous savez donc?... murmura-t-il.
— Est-ce que je ne sais pas tout ;e qui vous inté-
resse, mon cher Frédéric ?... répondit le comte, ave»;
le même sourire.
Frédéric baissa la tête.
— Eh bien! — reprit son terrible interlocuteur,—
l'homme gue vous avez envoyé à Gap avait pour mis-
sion de s'informer de tous les détails de l'enlèvemeni
du petit Achille, — l'enfant que Marguerite avait eu
de son premier amant, deux ans avant de vous c:n-
naître...
Le comte s'arrêta et regarda Frédéric qui semblait
atterré.
— Suis-je bien informé?... continua-t-il.
E1, sur un signe de tête de Frédéric, il ajouta :
— Le rapport que cet homme vous fit alors ne vous
servit peut-être pas à grand'chose, — mais, c'est ce
que je n'ai pas à examiner. Ce que je veux seulement
constater, et ce qui résulte de l'envoi de votre messa-
ger à Gap, c'est que tout l'amour que Marguerite
éprouve pour vous n'a pu effacer de sa pensée le sou-
venir de son fils!... Est-ce la vérité ?
— Vous avez raison, dit Frédéric... Miis, où vou-
lez-vous en venir?
— Vous ne le devinez pas?... Eh bien! je vais vous
le dire : La coïncidence de l'enlèvement du petit
Achille avec la fuite de sa mère ne vous a-t-elle ja-
mais frappé ?
— Si, assurément.
— Et que vous êtes-vous dit alors?
— Que sans doute le père de l'enfant avait appris
nos relations, d'une façon indirecte, et qu'il voulait,
— s'il perdait la mère, — s'assurer au moins du
fils...
Horace CHERPIN.
(La suite au prochain numéro .)
LA VOYANTE
PREMIÈRE PARTIE
V
La malade devait s'étonner, s'inquiéter peut-
être, d'une trop longue absence de son mari.
Vaubaron le comprit.
H refoula son désespoir dans le plus pro-
fond de son âme,— il commandai son visage
de paraître calme, à son cœur de ralentir ses
battements tumultueux , et il rentra dans la
chambre à coucher.
— Mon ami, — lui demanda Marthe,— que
le disait donc le docteur?...
Vaubaron prit un air surpris.
— Le docteur?—répondit-il.— Mais, chère