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Le Journal d'Abou Naddara = Abū Naẓẓāra = The Man with the Glasses = garīdat abī naẓẓāra = The Journal of the Man with the Glasses = Journal Oriental Illustré — Paris, 1898

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Issue 2 (20.02.1898)
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https://doi.org/10.11588/diglit.56671#0006
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L’ÉGYPTE AU XIXe SIECLE
HISTOIRE D’UN PROSCRIT (*)
Par M. Aimé VINGTRINIER, Officier de l’instruction publique et de Medjidieh

I
VIRILITÉ
(suite)
ABOL NADDARA EN ITALIE
Déjà maître de la parole il charmait ses auditeurs en leur faisant des
récits imagés de l’Egypte, de son antiquité, de sa gloire et de ses mal-
heurs; il décrivait son fleuve aux sources iuconnues, son sol merveilleux,
son commerce, son industrie, ses monuments célèbres, ses hypogées,
ses temples, ses ruines, ses mœurs, sa littérature. 11 comparait les poètes
arabes, si beaux et si peu connus, avec les poètes florentins dont les
œuvres sont dans toutes les mémoires; les contes et les récits des cha-
meliers dans le désert avec les aventures de l’Arioste ou de Boccace ;
puis, il passait aux souffrances de ses compatriotes et à leur relèvement
possible, à leur délivrance prochaine, à leurgloire future égale à celle des
temps passés, et quand, de sa voix vibrante, il avait troublé les cœurs,
ému la pitié, enflammé les enthousiasmes et fait crouler la salle sous les
applaudissements et les bravos, il croyait, en songeant à sa patrie,
n’avoir pas perdu sa journée.
La règne d’Abbas finit par un coup de foudre et l’Europe môme en eut
un immense frémissement.
Dans la nuit du i3 au 14 juillet i854 le Pacha fut assassiné, à Benha,
par deux mamelucks qui avaient à venger une injure particulière ; il fut
étranglé sans pousser un cri, sans qu’on s’aperçut du crime. En entrant,
le matin, dans son appartement, on le trouva mort sur son divan. On fit
quelques recherches pour la forme; on sut, à peu près, à quel mobile
avaient obéi les meurtriers ; mais on ne put les retrouver.
Les châtier, du reste, n’eut en rien changé l’événement.
On s’occupa du successeur.
Saïd-Pacha, quatrième fils de Méhémet-AIi, frère d’ibrahim et oncle
d’Abbas, monta sur le trône.
Enorme de corps, autoritaire et personnel, mais actif, intelligent, bon
marin, populaire, porté vers les idées progressives de son père, il rou-
vrit les écoles, rétablit les manufactures et rappela les Français. La
postérité n’oubliera pas que ce fut sous son règne que le Canal de Suez
fut décrété et que les travaux commencèrent sous sa protection, malgré
la fureur et les protestations de l’Angleterre.
A l’aspect de ce beau commencement, ainsi que tous les Egyptiens, Abou
Naddara tressaillit de joie et d’espérance. Son rêve de justice et d’amour
allait-il se réaliser? L’Egypte délivrée du pied anglais qui l’écrasait,
allait-elle se relever? Le peuple opprimé allait-il être plus heureux?
Le jeune Sanua, rappelé brusquement d’Italie, allait bientôt pouvoir
s’en assurer par lui-même et reconnaître que tous les abus n’avaient
pas cessé.
Etait-ce un effet de la maladie? Voulait-il embrasser son fils avant de
mourir? Sa position avait-elle été modifiée, et avait-il besoin de cet
appui si cher ? Son père, un jour, lui intima l’ordre de revenir et, en fils
respectueux et soumis, Abou-Naddara se hâta d’obéir. Ce ne fut pas
sans regrets qu’il quitta l’Italie; mais il accourut avec empressement et
joie vers cette Egypte adorée, vers sa patrie, le Caire, dont le nom
résonne musicalement comme ceux de Grenade, Cordoue, Bagdad et
Damas ; vers son berceau, vers son foyer où son père et sa mère l’atten-
daient ; vers ses amis d’enfance qui auraient peine à reconnaître leur
camarade d’école dans ce beau jeune homme au front illuminé, au cœur
brûlant, dans cet apôtre qui, dans son sein, portait la délivrance de sa
patrie.
En octobre i854, il quitta l’Italie, franchit la mer Tyrrénienne,
aborda l’Afrique, traversa rapidement Alexandrie, la basse Egypte et
remonta le Nil sur un vapeur, le chemin de fer en construction n’étant
pas encore achevé.
Avec quel tressaillement il salua les Pyramides et le Mocattam!
Boulak, où il mit pied à terre ; les minarets qui s’élèvent au-dessus de la
capitale égyptienne comme les mats d’une flotte immense à l’ancre dans
un vaste port, et enfin, le Caire, avec ses grands palmiers, le Caire, la
perle de l’Orient, la cité des poètes et des conteurs, si souvent décrite
dans les Mille et une Nuits, admirée des touristes et des voyageurs, aux
bruyants bazars, aux mille mosquées, aux innombrables et somptueux
palais, la ville dont on a dit : « Son sol est d'or, son ciel est un pro-
dige, ses femmes sont comme les vierges aux yeux noirs qui habitent
le paradis ! »
Et il la voyait ! H la touchait! Il y était!
Il courut dans les bras de sa mère, embrassa respectueusement son
père, le contempla et le trouva changé.
La maladie avait courbé le corps, amaigri le visage, cerné les yeux.
L’apparition de ce fils tant aimé, l’élégance de sa personne, le rayonne-
ment de son regard, le récit de ses succès, la joie des amis, le bonheur
de se retrouver après deux ans d’absence, n’illuminèrent la demeure que
pendant trop peu de jours. L’ange de la mort, éloigné un instant, revint,
brisa ce bonheur, frappa l’heureux foyer et emporta l’âme du juste, sans
▼oir les larmes des deux infortunés qui restaient.
Qui n’a été brisé de coups pareils ? Qui n’a été frappé dans la moelle
de ses os, dans la profondeur de ses entrailles? Dans le cerveau qui ne
pense plus, dans les fibres du cœur qui cesse de battre, dans la vie
entière qui semble vous abandonner à jamais?
L’Effendi suivit l’ange aux noires ailes et alla demander au Miséri-
cordieux justice pour lui, appui et proteetton pour ceux qu’il laissait
dans le vide, le deuil et le désespoir.
Sa prière fut exaucée et Dieu, le recevant dans son sein, lui promit
force et courage pour ceux que son départ désolait. (à suivre).
(i) s C’est le Miséricordieux qui a enseigné l’éloquence! » a dit le Livre.
 
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