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Le Journal d'Abou Naddara = Abū Naẓẓāra = The Man with the Glasses = garīdat abī naẓẓāra = The Journal of the Man with the Glasses = Journal Oriental Illustré — Paris, 1906

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Issue 7 (09.1906)
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https://doi.org/10.11588/diglit.56682#0027
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rappelle pas l’époque heureuse où uns tendre gazelle aux yeux doux
me faisait palpiter d’amour. J’ai déjà dit adieu à ces joies célestes que
le mortel goûte sur cette vallée de pleurs. Retire tes regards de ces
couples qui rêvent de caresses voluptueuses et dirige-les vers Yildiz, le
splendide palais impérial, dont la gracieuse silhouette brille dans les
eaux bleues du Bosphore. Contemple ce château'majestueux, ô Abou
Naddara, et salue son Auguste Maître qui daigne Raccorder tant de
bienveillance et tant de sollicitude X...
Au nom du Maître de l’Univers qui aime, protège et bénit tous ceux
qui marchent dans le sentier de la rectitude, je te salue, ô magnanime
Abd-ul-Hamid, glorieux Commandeur des Croyants sur qui les enfants
de la vallée du Nil mettent toute leur espérance !
Daigne agréer, ô Padischah bien-aimé, les hommages respectueux
qu’au nom de mes compatriotes, je dépose aux pieds de ton trône de
justice et de clémence !
Seigneur, créateur des cieux et de la terre, étends ta puissante pro-
tection sur cette Turquie vers laquelle sont tournés les yeux des millions
des fidèles sujets de l’empereur des Ottomans! Ne sont-ils pas tous
égaux devant ce monarque qui les guide dans la voie du progrès et de
la civilisation? Oui; le Sultan aime toutes ses populations sans
distinction de race ni de culte, pourvu qu’elles le suivent dans l’âpre
Sentier de la vertu et de l’honneur.
Pourquoi je célèbre Abd-ul-Hamid, me demandent ses envieux? Parce
que j’admire en lui la sagesse, la grandeur d’âme et l’amour du bien
public. N’est il pas le successeur de ces glorieux souverains de l’Islam
qui ont su gouverner, combattre et prier tout ensemble? Grâce à lui,
l’esprit de concorde et de fraternité règne entre les Ottomans des diffé-
rents cultes et de religions diverses. Voici pourquoi il est universelle-
ment aimé.
Car d’Abd-ul-Hamid, l’existence
Est précieuse aux Ottomans. ’
Heureux de leur progrès irnmense^jà
Sont tous les bons Musulmans.
Seigneur, Dieu de miséricorde,
Exauce les vœux de mon cœur!
A ton représentant, accorde
Santé, prospérité, bonheur!
Abou Naddara.

’LR MOLIÈRE ÊSYPT1BK
(Suite et fin).
Après quatre mois d’existence de cette scène nationale, le Khédive
, Ismaïl m’invita avec ma troupe à donner une représentation dans
’ son théâtre privé au palais de Kasr-el-Nil. Trois pièces furent jouées :
La Demoiselle à la Mode, le Dandy du Caire et les Deux Rivales,
♦ toutes comédies de mœurs orientales avec fond moral. Après avoir
vu b s deux premières, le Khédive me fit venir à lui et me dit devant
ses ministres et les hauts personnages de sa cour : « Nous vous devons
la création de notre Théâtre national. Vos comédies, vos opérettes
et vos tragédies ont initié notre peuple à l’art dramatique. Vous êtes
notre Molière égyptien et votre nom restera. » Mais quand il vit la
troisième pièce les Deux Rivales, pièce antipolygame; car les deux
rivales étaient les femmes d’un seul mari qu’elles rendaient très
malheureux par leur jalousie et leurs exigences, et lorsqu’il entendit
la longue ^irade du mari contre la polygamie, source des désunions
dans les familles et même de crimes, sa gaieté se changea en cour-
roux, me rappela et me dit d'un ton railleur : « Voyons, Molière, si
vous n’avez pas les reins solides pour contenter plus d’une femme, il
ne faut pas dégoûter les autres. » (1).
Des courtisans européens de Son Altesse trouvèrent très spirituelles
les paroles de leur Auguste Maître et me conseillèrent d’éliminer
cette pièce de mon répertoire, malgré les cinquante-trois représenta-
tions consécutives qu’elle avait eues. J’ai dù m’incliner pour sauver
la vie à mon pauvre théâtre. L’année suivante, ou pour mieux pré-
ciser, après plus de deux cents représentations bien accueillies par le
public, le Khédive me fit l’insigne honneur de jouer trois autres pièces
au théâtre de la Comédie française de sa capitale, dans une soirée
de gala. Ma troupe fut frénétiquement applaudie même par Son
Altesse. Mais il y avait des gros bonnets dans la salle, ennemis jurés
du progrès et de la civilisation. Ils persuadèrent le Khédive que dans
mes pièces, il y avait des allusions fines et des insinuations malignes
contre lui et son gouvernement, il ordonna donc la fermeture de mon
théâtre au grand mécontentement de la population; mais il fut
réouvert sous le règne de son fils et son petit-fils et il marche en
avant et on peut le comparer aujourd’hui aux meilleurs théâtres
européens. Les dramaturges égyptiens et syriens ne manquent pas
et ils se distinguent par leurs magnifiques productions. Je les félicite
de tout mon cœur.
Et maintenant, Mesdames et Messieurs, permettez-moi de vous
raconter quelques-unes des curieuses anecdotes de ma scène. Il faut
vous dire que de mon théâtre, j’étais le directeur, l’auteur et quelques
fois même le souffleur.
Commençons par l’anecdote du souffleur : Indisposé, il manquait
à l’appel et moi, ayant par malheur les yeux très fatigués ce soir-là,
je ne pouvais pas le remplacer. J’ai donné le manuscrit de la pièce à
un de mes acteurq et me suis rnis avec lui debout entre les coulisses
en lui disant : « Lis la pièce à voix basse et laisse l’acteur te suivre. »
L’animal fit le contraire, il le suivait : « Tu es un âne, lui dis-ie, en
le secouant fort. » Alors il sortit sa tête sur la scène et dit à l’acteur .
« Ne cours pas si vite, ô mon frère. Ne sais-tu pas que la hâte
n’appartient qu’à Satan? Laisse-moi te souffler; tu répéteras ensuite. »
Un éclat de rire général fut l'effet de ces paroles; cela me vexa
tellement que j’ai tiré fort les oreilles du malheureux. Alors il tra-
versa la scène en flanquant le manuscrit de la comédie à la figure
du pauvre acteur. Une dispute surgit entre eux et je fus obligé de
sortir sur la scène pour les séparer au grand amusement des specta-
teurs. Cet incident aurait été un scandale sur une scène européenne,

<11 Le Cheikh a changé les paroles textuelles du Khédive par celles-ci :
« Si vous n’avez pas les moyens d’épouser plus d'une femme, etc. »

Quitte le Nil, muse chérie,
Et viens chanter en vers charmants!
L’amour des fils de ta patrie
Pour l’Empereur des Ottomans.
Dis combien ton humble poète
Aime le Sultan glorieux.
Dis combien mon cœur lui souhaite
Et par milliers des jours heureux.

mais dans mon théâtre, qui était alors dans son enfance, il eut
beaucoup de succès et la soirée suivante, le public désira revoir cette
scène comique et il en fut enchanté.
Encore une anecdote :
Après ayoir écrit et représenté plusieurs farces et comédies en un
acte, j'ai cçu de mon devoir de moraliser. J’ai composé donc une
pièce en deux actes : La Demoiselle à la Mode, dont l'hé'oïne étant
coquette et ayant fli'té avec divers prétendants à la fois, se vit
abandonnée par tous et condamnée à coiffer Sainte-Catherine. Eh
bien, on siffla la pièce et on m'appela sur la scène : « En quoi vous
ai-je déplu, demandai-je au public? »
« Tu sais, ô Molière, répondit un jeune homme, que M'1’ Safsâf
qui joue le rôle de la coquette est une très honnête fille qui n’a
jamais flirté avec personne hors du théâtre; elle mérite donc que tu
lui pardonnes le flirtage que tu lui fais faire dans ta pièce. Tu
devrais lui trouver un mari digne de sa grâce et de sa beauté ; que la
dernière scène de ta comédie soit consacrée à son mariage et nous
t’applaudirons; autrement, nous ne remettrons plus les pieds dans
ton théâire. »
Je fus donc obligé d’ajouter une scène à la pièce, où la coquette
reconnut ses fautes, se repentit et fut marié, à la grande satisfaction
dçs spectateurs Faut-il dire que la pièce a eu un grand succès ? Elle
eut plus de vingt représentations consécutives.
Encore une anecdote :
Dans la seconde année de son existence, mon théâtre commença à
ressembler à ses aînés d’Europe; car mes amis et moi avions repré-
senté sur sa scène, non seulement beaucoup de pièces originales,
mais aussi des traductions du français, de 1 italien et de l’anglais ;
pourtant, nous autres orientaux, nous aimons beaucoup la plaisan-
terie ; ceci expliquera le succès de l’incident que je m’en vais racon-
ter ; il eut lien dans une de mes comédies intitulée : Le Dandy du
Caire. Dans la vie privée, l’acteur, qui faisait l’amoureux était,
paraît-il, très antipathique à l actrice qui jouait le rôle de l’amou-
reuse; mais il l’aimait si passionnément qu’il avait même demandé
sa main. Je n’en savais rien, autrement ( aurais modifié les scènes
d’amour de la jeune fille qu’involontairement, j’ai obligé de dire ceci
au jeune homme dans notre style poétique :
« Demai de aux astres de la nuit, tes frères en beauté, sur mes
veilles. Je passe mes nuits sans repos à les contempler en pensant à
toi, à toi qui es la lumière de mes yeux, à toi que mon cœur aime et
mon âme adore. Ah ! si tu savais combien tu m’es cher, tu ne
charmerais pas d’autres jeunes filles par tes divins regards et tes
sourires angéliques. Pitié ! Pitié de ta tourterelle et ouvre son sein
à l'espérance de devenir un jour ton esclave eq amour ! Ah ! si tu
m’abandonnes, j’en mourrais. Pourtant si j'étais sûre que tu visite-
rais ma tombe, j'implorerais le Tout-Puissant d’envoyer l’ange de
la mort prendre mon âme. »
L’acteur lui dit alors à l’oreille : « Béni soit ie théâtre qui abaisse
ton-orgueil et t'oblige à me faire une si belle déclaration d’amour
devant des milliers ‘de personnes. »
L’actrice oublia alors qu’elle était sur la scène et vexée de ce
qu’elle venait d’entendre donna un vigoureux soufflet au malheureux
acteur, puis, se tournant vers le public, elle dit en colère:
« Les paroles d’amour que je viens d’adresser à ce jeune homme
fat et stupide ne sont pas l’expression de mes sentiments réels
envers lui, car je l’abhorre plus que la cécité. C’est l’auteur de la
comédie, notre Molière égyptien, qui plaça ces belles paroles dans
ma bouche, a
Une vive discussion surgit entre les deux acteurs couverts des
applaudissements des spectateurs, qui, à la deuxième représentation,
selon leur habitude, réclamèrent la répétition de cette scène comique.
Ceci fut de bon augure pour ces deux acteurs; ils se marièrent un
mois après à la grande joie des spectateurs qui croyaient que la
répétition continuelle de la scène naturelle avait largement contribué
à cet heuteux résultat.
Voici ma dernière anecdote :
« Leila, une tragédie écrite par un de mes meilleurs camarades, le
Cheikh Mohammed Abdel Fattah, fut représentée pour la première
fois sur mon théâtre, qui avait acquis le titre de : « Théâtre national »,
devant les ministres égyptiens, les savants et les poètes du pays.
La tragédie était patriotique et sa dernière scène représentait le
Cheikh, c’est-à-dire le chef d’une tribu arabe, un vénérable vieillard,
qui criait vengeance contre son ennemi mortel, lequel tuait sous ses
yeux ses quatre enfants Or il arriva que les deux agents de police
qui faisaient ce soir-là le service d’ordre, étaient deux paysans de la
Haute Egypte, nouvellement enrôlés. Un farceur parmi les specta-
teurs les aborda et leur dit à voix basse : « Vous ne devriez pas souffrir
que de tels actes criminels soient commis en votre présence. »
A peine les deux policiers novices eurent-ils entendu ces paroles
qu'ils se précipitèrent sur la scène et saisirent l’acteur qui jouait le
rôle du tyran. Les éclats de rire erdes applaudissements des specta-
teurs, leurs bravos, sont indescriptibles. Inutile de dire que cet
incident fut le succès de la tragédie.
Ah ! si je devais raconter toutes les anecdotes et les péripéties de
mon tnéàtre. il me faudrait tout un volume. D’ailleurs dans ma pièce
Les Tribulations du Molière égyptien, qui eut un grand nombre de
rèpreseï tâtions, j’ai dit ce que j’ai souffert par mes acteurs et les
employés de mon théâtre qui m'en faisaient de toutes les couleurs.
Un détail pour finir. Il y avait toujours des spectateurs qui apostro-
phaient l’acteur ou l'actrice en scène en disant à l’un, par exemple :
« Nous allons voir si tu vas te laisser enlever ta bien-aimée. » Èt à
l’autre : « Tu as tort de préférer cet imbécile de dandy à ce jeune
homme riche et sérieux qui meurt pour toi d’amour. » Et moi, caché
derrière les coulisses, je soufflais les réponses à mes acteurs;
quelques fois la causette entre la scène et le public se prolongeait. A
la fin de chaque représentation, on m’appelait sur la scène et il fallait
bon gré. mal gré, dire quelque chose de gai, de nouveau aux spec-
tateurs.
Aujourd’hui, le théâtre arabe en Egypte est aussi régulier qu’un de
vos grands théâtres de Paris et 1e nombre de nos auteurs dramatiques
augmente tous les jours._
Le Molière égyptien prépare une belle pièce pour un de nos
grands théâtres. Versé comme il est dans notre littérature et
connaissant à fond nos grands auteurs dramatiques, il a beaucoup
de chance de réussir sur notre scène, en nous donnant des
comédies de mœurs et coutumes arabes. Nous lui souhaitons
tout le succès. Jacques Chelley.
 
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