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BULLETIN DES MUSÉES ROYAUX
jusqu’au plus secret de l’âme de ses modèles, mer-
veilleusement habile à la rendre dans toute son
intimité; aussi doit-on voir en ses bustes plus que des
sculptures d’un rare mérite ; de véritables « portraits
moraux », c’est-à-dire des documents inestimables
pour l’historien que tenterait l'étude psychologique
des hommes de l’époque.
Est-il. sous ce rapport, rien de plus admirable que
cette tête de Voltaire? Vieillard aux yeux pétillants
de malice juvénile,sarcastique censeur dont la bouche
édentée est prête encore à lancer la satire, il apparaît
ici comme la synthèse d’une longue vie de lutteur
endiablé, de philosophe profond, de novateur hardi,
d’infatigable travailleur dont la pensée alerte et
vivace illumine ce front dégarni par les ans.
Ce visage d’octogénaire porte encore l’empreinte
de l’énergie de l’écrivain qui, embastillé dès le début
de sa carrière — pour une satire dont il n’était pas
l’auteur — en profitait pour écrire Œdipe et com-
mencer, par les premiers chants du Poème de la Li-
gue (la Henriade), sa lutte contre l’intolérance; des
années de labeur ininterrompu ont émacié les traits,
voûté les épaules; mais l’esprit survit, intact, et la
philosophie sereine de l’homme qui a beaucoup vécu
FIG. 5. — N° 2840. MADAME DU BARRY, PAR PAJOU.
(Paris, Musée du Louvre. -— Marbre.)
et beaucoup étudié la vie triomphe de la décrépi-
tude.
Si Houdon a pu connaître Voltaire, il n’a jamais
vu Molière, qui était mort soixante-huit ans avant
la naissance du sculpteur; aussi a-t-il dû s’en rap-
porter aux portraits peints par Pierre Mignard; le
buste du grand auteur-comédien n’en a pas moins
toute la vérité, toute l’intensité de vie que pourrait
offrir un portrait d’après nature. Le Molière de Hou-
don répond bien à l’idée que l’on peut se faire de
l’immortel créateur d’Harpagon, de Tartufe, de
Sganarelle, de tant d’autres personnifications des
vices ou des ridicules; c’est bien là le regard clair,
observateur, de l’homme qui a si bien montré les tra-
vers humains, de l’écrivain-acteur sans égal dans
l’art de « eastigare ridendo mores'’»', cependant, à
bien étudier ce visage, on y découvre comme une
expression dissimulée de souffrance, etl’on yreconnaît
le travailleur harcelé sans cesse par le despotisme
d’un roi habitué à voir des chefs-d’œuvre se créer
sur ses ordres.
Si Houdon, en observateur subtil, a excellé dans
l’art du portrait sculpté, il ne s’est point montré infé-
rieur à lui-même dans ses figures idéales; témoin
le buste de Diane (n° 2842), fragment de la superbe
statue en bronze du Musée du Louvre.
La tête au port altier, à la bouche un peu dédai-
gneuse, au front couronné des ondulations souples de
la chevelure dont le sommet se pare du croissant de
lune, fait penser à Diane de Poitiers plutôt qu’à la
déesse de la chasse; il semble que Houdon, comme
Jean Goujon, ait voulu confondre en la même figure
la sœur d’Apollon et la favorite de Henri IL
■jt j*
Nous avons vu des portraits de littérateurs; voici
(n° 2839) celui d’un savant, l’illustre chimiste
Lavoisier *, le perspicace expérimentateur à qui
l’on doit la découverte des propriétés de l’oxygène
et du rôle capital que joue ce gaz dans notre exis-
tence.
D’une rare précocité (il était élu membre de
l’Académie des Sciences à 25 ans), Lavoisier fut un
chercheur à l’esprit sans cesse en travail; sa pensée,
appliquée à sonder les mystères des problèmes
scientifiques, devait donner à sa physionomie une
expression particulière, que l’auteur de ce buste
semble avoir bien rendue; le regard en l’air n’est pas
d’un distrait, mais d’un penseur, et la bouche aux
lèvres serrées, d’un dessin élégant et ferme, dénote un
esprit positif.
L’auteur de ce buste, Jean-Baptiste Stouf2, avait
1. Né à Paris en 1743 ; exécuté par ordre de la Con-
vention en 1794.
2. Né en 1742, mort en 1826.
BULLETIN DES MUSÉES ROYAUX
jusqu’au plus secret de l’âme de ses modèles, mer-
veilleusement habile à la rendre dans toute son
intimité; aussi doit-on voir en ses bustes plus que des
sculptures d’un rare mérite ; de véritables « portraits
moraux », c’est-à-dire des documents inestimables
pour l’historien que tenterait l'étude psychologique
des hommes de l’époque.
Est-il. sous ce rapport, rien de plus admirable que
cette tête de Voltaire? Vieillard aux yeux pétillants
de malice juvénile,sarcastique censeur dont la bouche
édentée est prête encore à lancer la satire, il apparaît
ici comme la synthèse d’une longue vie de lutteur
endiablé, de philosophe profond, de novateur hardi,
d’infatigable travailleur dont la pensée alerte et
vivace illumine ce front dégarni par les ans.
Ce visage d’octogénaire porte encore l’empreinte
de l’énergie de l’écrivain qui, embastillé dès le début
de sa carrière — pour une satire dont il n’était pas
l’auteur — en profitait pour écrire Œdipe et com-
mencer, par les premiers chants du Poème de la Li-
gue (la Henriade), sa lutte contre l’intolérance; des
années de labeur ininterrompu ont émacié les traits,
voûté les épaules; mais l’esprit survit, intact, et la
philosophie sereine de l’homme qui a beaucoup vécu
FIG. 5. — N° 2840. MADAME DU BARRY, PAR PAJOU.
(Paris, Musée du Louvre. -— Marbre.)
et beaucoup étudié la vie triomphe de la décrépi-
tude.
Si Houdon a pu connaître Voltaire, il n’a jamais
vu Molière, qui était mort soixante-huit ans avant
la naissance du sculpteur; aussi a-t-il dû s’en rap-
porter aux portraits peints par Pierre Mignard; le
buste du grand auteur-comédien n’en a pas moins
toute la vérité, toute l’intensité de vie que pourrait
offrir un portrait d’après nature. Le Molière de Hou-
don répond bien à l’idée que l’on peut se faire de
l’immortel créateur d’Harpagon, de Tartufe, de
Sganarelle, de tant d’autres personnifications des
vices ou des ridicules; c’est bien là le regard clair,
observateur, de l’homme qui a si bien montré les tra-
vers humains, de l’écrivain-acteur sans égal dans
l’art de « eastigare ridendo mores'’»', cependant, à
bien étudier ce visage, on y découvre comme une
expression dissimulée de souffrance, etl’on yreconnaît
le travailleur harcelé sans cesse par le despotisme
d’un roi habitué à voir des chefs-d’œuvre se créer
sur ses ordres.
Si Houdon, en observateur subtil, a excellé dans
l’art du portrait sculpté, il ne s’est point montré infé-
rieur à lui-même dans ses figures idéales; témoin
le buste de Diane (n° 2842), fragment de la superbe
statue en bronze du Musée du Louvre.
La tête au port altier, à la bouche un peu dédai-
gneuse, au front couronné des ondulations souples de
la chevelure dont le sommet se pare du croissant de
lune, fait penser à Diane de Poitiers plutôt qu’à la
déesse de la chasse; il semble que Houdon, comme
Jean Goujon, ait voulu confondre en la même figure
la sœur d’Apollon et la favorite de Henri IL
■jt j*
Nous avons vu des portraits de littérateurs; voici
(n° 2839) celui d’un savant, l’illustre chimiste
Lavoisier *, le perspicace expérimentateur à qui
l’on doit la découverte des propriétés de l’oxygène
et du rôle capital que joue ce gaz dans notre exis-
tence.
D’une rare précocité (il était élu membre de
l’Académie des Sciences à 25 ans), Lavoisier fut un
chercheur à l’esprit sans cesse en travail; sa pensée,
appliquée à sonder les mystères des problèmes
scientifiques, devait donner à sa physionomie une
expression particulière, que l’auteur de ce buste
semble avoir bien rendue; le regard en l’air n’est pas
d’un distrait, mais d’un penseur, et la bouche aux
lèvres serrées, d’un dessin élégant et ferme, dénote un
esprit positif.
L’auteur de ce buste, Jean-Baptiste Stouf2, avait
1. Né à Paris en 1743 ; exécuté par ordre de la Con-
vention en 1794.
2. Né en 1742, mort en 1826.