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Faure, Élie
Histoire de l'art ([Band 3]): L'art renaissant — Paris: Librarie Plon, 1948

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https://doi.org/10.11588/diglit.71102#0135
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de transposer toutes les conquêtes du désir et de l'illusion dans ses
harmonies absolues.
Quand on confronte l'œuvre de Carpaccio avec celle des deux
Bellini, on croit voir une ébauche de la trinité puissante par qui la
gloire de Venise a traversé les temps. Giovanni, Gentile, Carpaccio,
c'est Titien, Véronèse et Tintoret, un Titien moins épanoui, moins
d'accord avec tous les éléments de la vie embrassés symphoniquement,
un Véronèse plus timide et répandant avec bien moins de faste tous
les trésors fabuleux et marins amassés par quatre ou cinq siècles de
négoces et de victoires, un Tintoret moins orageux, moins tragique,
mais aussi passionné et d'une verve si candide, d'une invention si
abondante et fraîche que l'âme du grand dramaturge auprès de celle-
là paraît trouble et suspecte comme un fleuve empoisonné.
En bon primitif qu'il était encore, Carpaccio disait tout ce qu'il
savait dans chacune de ses toiles. Il est vrai qu'il savait beaucoup.
On peut l'aimer pour l'anecdote, car c'est un merveilleux conteur.
Mais l'anecdote, toujours transfigurée et magnifiée, toujours motif à
décorations et à transpositions peintes, est perdue dans le sentiment
poétique qui soulève et délivre tout. La mer est couverte de barques
et de vaisseaux. La ville est exacte et neuve comme celle de Bellini,
mais des harmonies plus sombres annoncent sa maturité. A travers
leurs hautes arcades, les palais laissent voir des mâts à banderoles,
les dalles multicolores des grands quais où vont et viennent, devant
les bateaux à l'ancre, les marchands et les promeneurs. Et aussi des
maisons lépreuses, des linges sales tendus d'une façade à l'autre à
travers les rios empestés, le grouillement inouï des mendiants, des
bateliers, des bateleurs et des mauvais garçons. Partout du monde,
dans les rues, sur les escaliers, sur les ponts, sur les terrasses. Des
seigneurs, des dames défilent, on cause, on parade, on va se pros-
terner devant des princes qui reçoivent en plein air. Des palmiers
poussent sur des places solitaires, un chameau inattendu se profile
au coin d'un quai, et le lion de Saint-Jérôme foule réellement les dalles
de la Piazzetta, traîné par un belluaire noir autour de qui les gamins
tourbillonnent. Carpaccio se mêle à la foule, il écoute, il bavarde, il
est tout le jour dehors. Les cuivres et les violons de la parade ronflent,
grincent, le boniment nasillard soulève les lazzis et les rires. Le bon
peintre est au premier rang. Tout l'amuse, mais quand on ne le quitte
pas des yeux, on sait pourquoi son visage devient sérieux quelquefois.
Î1 a vu dans un coin une figure étrange, isolée, et qui le retient, un
infirme, une vieille, un sorcier, un singe habillé, un bouffon, le pro-
blème du destin se pose avec la laideur ou le mal ou le ricanement
du diable au tournant de la route en fleurs... Il devient pensif, et

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