Universitätsbibliothek HeidelbergUniversitätsbibliothek Heidelberg
Überblick
loading ...
Faksimile
0.5
1 cm
facsimile
Vollansicht
OCR-Volltext
GALERIE CONTEMPORAINE, LITTÉRAIRE, ARTISTIQUE

et la lutte. Ceux qui les ont employés ont acquis une triste
volupté pleine de rêves morbides; tandis que, par le travail suc-
cessif et par la contemplation, le poète et le sage ont créé à leur
usage un vrai jardin de beauté où, sur un mont coupé de sources
chantantes, Apollon et les Muses l’enivrent de leurs chœurs divins.
Baudelaire parlait en poète spiritualiste; mais il avait prouvé qu’il
l’était entre tous, lorsqu’il reconnut son complément et son frère
dans l’américain Edgar Poe.
Il a naturalisé chez nous, par une traduction qui n’eut jamais
d’égale, car en sa rigoureuse fidélité elle a la saveur d’une œuvre
originale et personnelle, les récits de ce grand magicien, qui sut im-
poser à la fantaisie une exactitude scientifique. Si Baudelaire n’eût
pas existé, Edgar Poe n’eût ressemblé à personne, car il échappe
à tout lieu-commun, et déroute les vulgaires prévisions, par la
sincérité et par l’étonnante richesse de son génie inventif. La plus
grande singularité de ce poète qui les eût toutes, c’est que ses
contes et ses poèmes sont d’une chasteté séraphique; pour trouver
chez un autre poète la même horreur de la volupté grossière, la
même abstention en tout ce qui concerne l’amour coupable ou
même sensuel, il faudrait remonter jusqu’à Eschyle. La femme,
chez Edgar Poe, n’apparaît que comme un être divin, sublime,
ayant déjà sur son front le doigt de la Mort libératrice; à la fois
épouse, amante et sœur, on la voit cachée dans des châteaux,
dans de profondes retraites inaccessibles, où, ayant revêtu la
funèbre beauté d’un ange, elle s’apprête à ouvrir ses invisibles
ailes. Ed^ar Poe fut un révolutionnaire comme Baudelaire, non-
seulement dans le sens général et absolu, mais particulièrement
contre le génie américain, affolé des résultats matériels et de je
ne sais quel progrès mécanique, au moyen duquel l’homme résou-
drait le bonheur, l’activité et la sagesse en formules exactes. Tout
esprit, au milieu de ce peuple épris du dieu Dollar et du dieu.
Machine, Edgar Poe, comme tous les grands polémistes, sut s’ap-
proprier les armes de ses adversaires; c’est par la mathématique,
par les calculs, par des inductions où le sens pratique est poussé à
son dernier degré d’exaspération, que cet idéaliste prouve la vanité
et l’infirmité de nos décisions, prétendues scientifiques. La vie
matérielle mêlée si étroitement à la vie divine et surnaturelle
qu’elles ne peuvent se distinguer l’une de l’autre, l’âme déjà
pénétrée de ce qu’elle doit voir et connaître plus tard, l’esprit
créateur et divinateur restant, en somme, comme le seul miracle
certain au milieu de miracles qui se brisent et tombent en pous-
sière, voilà ce qu’il nous montre dans ses contes justement
nommés extraordinaires qui, à peine parus, tinrent dans l’art du
roman une place aussi importante que La Comédie humaine.
Que devenaient les interminables récits recommencés sans
cesse, entassant des péripéties semblables les unes aux autres,
devant ces poignantes histoires, où en quelques pages le poète
ouvre dans notre esprit des abîmes de curiosité? Une seule pensée
obsédante et par son intensité même créant un fait, un problème
résolu, sans aucune donnée préliminaire, par le tout-puissant
génie humain, un état de l’âme qui s’incarne en des personnages
visibles, une femme aimée qui au son d’un hymne orphique res-
suscite du sein de la mort, un gouffre décrit avec ses ondes avides,
ou un vol de morts joyeux qui s’enfuit dans le gouffre du ciel, il
n’en fallait pas plus à cet inventeur pour éveiller un intérêt mille
fois supérieur à celui des romans bourrés d’événements frivoles,
car au point de vue de l’art, c’est-à-dire de l’émotion, l’événe-
ment n’existe qu’à la condition d’être devenu moralement fatal

et nécessaire. Le Double assassinat dans la rue Morgue, La Lettre
volée, Le Scarabée d'Or, Une Descente dans le Maëlstrom, Morel la,
Ligeia, les Aventures d’Arthur Gordon Pym triomphèrent avec une
rapidité que ne peut rendre le mot de succès, puisque ces contes
étaient à peine connus qu’ils étaient devenus indispensables au
public des lecteurs et, à plus forte raison, à quiconque s’occupe
des choses de la pensée. Comme à propos d’une personne soudai-
nement aimée, on s’étonnait d’avoir pu s’en passer si longtemps, et
il semblait qu’on rentrât dans un bien longtemps désiré et regretté.
Non-seulement Baudelaire était le pareil et le jumeau d’Edgar
Poe, et par conséquent, pouvait pénétrer et traduire les plus sub-
tiles nuances de ses pensées; mais il savait l’anglais comme un
anglais poète qui le sait bien, et dont le lexique contient une infi-
nité de mots : aussi nous donna-t-il pour la première fois des
ouvrages étrangers réellement traduits. Les deux volumes de
contes sont précédés d’études lumineuses, prodigieusement intui-
tives, où Baudelaire évoque son modèle tout entier, et à son
exemple, délimite le véritable rôle moderne de la poésie qui,
dans un temps où chaque science a son domaine et son langage
défini, ne peut servir à une démonstration morale et ne doit pas
avoir d’autre but qu’elle-même, c’est-à-dire que l’expression du
beau. Il semble que des idées si évidentes ne devraient pas avoir
besoin d’être, défendues ; mais le contraire est bien prouvé parla rage
qu’elles excitèrent une fois de plus chez les mauvais artistes, qui
aiment mieux se parer des systèmes sociaux et des vérités morales
que d’apprendre leur métier, et qui, sans s’être donné la peine de sa-
voir bien chanter, prétendent réformer le monde avec des chansons.
De savants critiques anglais et américains se sont laissé aller à
dire, dans leur enthousiasme, que la traduction française d’Edgar
Poe est bien supérieure, comme style, à l’original; c’est une ques-
tion que je ne saurais décider; mais ce qui est bien certain, c’est
qu’en composant ses Petits poëmes en prose, à l’imitation d’un
livre romantique à la fois inconnu et fameux, appelé Gaspard de la
Nuit, fantaisies a la manière de Rembrandt et de Callot par Louis
Bertrand, Baudelaire laissa bien loin derrière lui son prédécesseur.
Celui-ci avait rendu très-curieusement, dans de courtes composi-
tions rhythmées comme l’ode la plus achevée et où chaque mot a
sa valeur propre, de capricieux sujets du Moyen-âge et de la
Renaissance, où le tableau est tout. Au contraire, la fiction n’est
qu’un prétexte dans les Petits poëmes en prose, où ce qui ne se voit
pas, les intentions, les désirs, les faiblesses, les lâchetés, les
héroïsmes de nos âmes, trouve une forme nette et décisive. C’est,
recommencé en vingt attitudes diverses et-toujours semblable à
lui-même, quoique diversement éclairé, le portrait de l’homme
intérieur, mêlé de fange et d’azur, dominé par le mal et obsédé par
le bien, et qui ne peut être infidèle à sa destinée sans créer dans
sa propre existence de lugubres tragédies, ou des bouffonneries
d’un comique irrésistible. Après tant de travaux, Baudelaire était
déjà célèbre et pour jamais, lorsqu’il partit pour la Belgique, où il
allait rassembler les éléments d’un livre nouveau, et où il devait
contracter la maladie à laquelle il succomba. Un ami, le peintre
Stevens le ramena en France; nous ne devions le retrouver que
pour le voir mourir et ses derniers jours ne furent qu’une longue
souffrance. Il était un de ces grands poètes à qui le martyre ter-
restre n’est jamais refusé, afin que leur âme et leur œuvre, tout ce
qu’ils eurent en eux d’impérissable, puissent entrer à la fois dans
la sérénité et dans la lumière.
Théodore de Banville.
 
Annotationen