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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
blesses qui auraient été inaperçues dans de très petites figures sautent
aux yeux de la façon la plus désobligeante dans des figures de
dimensions naturelles. Cette Madone, sèche de facture, vide de forme
et nulle d’expression, cet Enfant Jésus sans beauté, ces anges aux
articulations disjointes, ramcnons-les par la pensée aux proportions
de la miniature, nous aurons sans doute une mignonne peinture qui
nous donnera l'illusion de la vérité. Faisons la contre-partie : prenons
les anges, les Vierges et les bambini des célèbres Heures, grandis-
sons-les aux proportions de la nature, le charme s’envolera ; nous
nous trouverons en présence d’une œuvre analogue à la Madone
du diptyque de Melun1. Dans le domaine de l’idéal, bouquet, mi-
niaturiste, parvenait à concentrer son rêve en de merveilleuses
visions; mais il ne pouvait grandir impunément ses microscopiques
tableaux. Aucun peintre français ne l'eût pu faire au xv° siècle.
Même dans le portrait, où cependant, nous l’avons dit et répété
déjà, bouquet s’élève avec tant d’autorité jusqu’aux dimensions de
l’histoire, certaines faiblesses ne trahissent-elles pas encore le
miniaturiste? Quelque admiration que méritent les deux figures-
portraits du volet de gauche du diptyque de Melun, la sécheresse
des lignes et certaines aigreurs de coloration, les mains, celles du
saint Étienne surtout, avec leurs phalanges démesurément longues,
ne dénoncent-elles pas un peintre encore trop insuffisamment pourvu
pour avoir raison des difficultés de la grande peinture ? Compa-
rativement à ces grands portraits, regardons les deux petits por-
traits d’Étienne Chevalier peints par Jean bouquet dans le livre
d’Heures. Dans ces portraits en miniature, aucune des faiblesses des
grands portraits ne se fait sentir, pas une faute n’y peut être signa-
lée; tout y semble parfait ; le dessin, sans reproche dans les mains
aussi bien que dans le visage, paraît plein de souplesse et de liberté;
les contours y sont comme fondus dans l’air ambiant; la couleur,
toujours puissante, sans rien de discordant nulle part, est partout
harmonieuse. De ce parallèle entre le grand et les petits portraits
1. Ce diptyque resta durant trois siècles et demi à la place même où l’avait
mis le donateur, ainsi que le constatent : 1° la description qu’en a faite Denys
Godefroy en 1061 (Histoire de Charles VII, p. 885); 2° l’épitaphe de la fin du xvn°
siècle, provenant du fonds de l’ordre du Saint-Esprit, à la Bibliothèque Nationale
de Paris; 3° le témoignage de l’abbé Bertin, dans ses Notes de voyage, à la date du
20 septembre 1717. Le diptyque de Melun fut volé en 1793 et partagé en deux
morceaux : la Vierge fut achetée par M. van Ertborn et donnée par lui au Musée
d’Anvers; le donateur et son patron furent vendus à M. G. Brentano-Laroche, de
Francfort, chez les héritiers duquel il se trouve encore aujourd’hui.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
blesses qui auraient été inaperçues dans de très petites figures sautent
aux yeux de la façon la plus désobligeante dans des figures de
dimensions naturelles. Cette Madone, sèche de facture, vide de forme
et nulle d’expression, cet Enfant Jésus sans beauté, ces anges aux
articulations disjointes, ramcnons-les par la pensée aux proportions
de la miniature, nous aurons sans doute une mignonne peinture qui
nous donnera l'illusion de la vérité. Faisons la contre-partie : prenons
les anges, les Vierges et les bambini des célèbres Heures, grandis-
sons-les aux proportions de la nature, le charme s’envolera ; nous
nous trouverons en présence d’une œuvre analogue à la Madone
du diptyque de Melun1. Dans le domaine de l’idéal, bouquet, mi-
niaturiste, parvenait à concentrer son rêve en de merveilleuses
visions; mais il ne pouvait grandir impunément ses microscopiques
tableaux. Aucun peintre français ne l'eût pu faire au xv° siècle.
Même dans le portrait, où cependant, nous l’avons dit et répété
déjà, bouquet s’élève avec tant d’autorité jusqu’aux dimensions de
l’histoire, certaines faiblesses ne trahissent-elles pas encore le
miniaturiste? Quelque admiration que méritent les deux figures-
portraits du volet de gauche du diptyque de Melun, la sécheresse
des lignes et certaines aigreurs de coloration, les mains, celles du
saint Étienne surtout, avec leurs phalanges démesurément longues,
ne dénoncent-elles pas un peintre encore trop insuffisamment pourvu
pour avoir raison des difficultés de la grande peinture ? Compa-
rativement à ces grands portraits, regardons les deux petits por-
traits d’Étienne Chevalier peints par Jean bouquet dans le livre
d’Heures. Dans ces portraits en miniature, aucune des faiblesses des
grands portraits ne se fait sentir, pas une faute n’y peut être signa-
lée; tout y semble parfait ; le dessin, sans reproche dans les mains
aussi bien que dans le visage, paraît plein de souplesse et de liberté;
les contours y sont comme fondus dans l’air ambiant; la couleur,
toujours puissante, sans rien de discordant nulle part, est partout
harmonieuse. De ce parallèle entre le grand et les petits portraits
1. Ce diptyque resta durant trois siècles et demi à la place même où l’avait
mis le donateur, ainsi que le constatent : 1° la description qu’en a faite Denys
Godefroy en 1061 (Histoire de Charles VII, p. 885); 2° l’épitaphe de la fin du xvn°
siècle, provenant du fonds de l’ordre du Saint-Esprit, à la Bibliothèque Nationale
de Paris; 3° le témoignage de l’abbé Bertin, dans ses Notes de voyage, à la date du
20 septembre 1717. Le diptyque de Melun fut volé en 1793 et partagé en deux
morceaux : la Vierge fut achetée par M. van Ertborn et donnée par lui au Musée
d’Anvers; le donateur et son patron furent vendus à M. G. Brentano-Laroche, de
Francfort, chez les héritiers duquel il se trouve encore aujourd’hui.