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Gazette des beaux-arts: la doyenne des revues d'art — 3. Pér. 24.1900

DOI issue:
Nr. 2
DOI article:
Proust, Marcel: John Ruskin, [2]
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https://doi.org/10.11588/diglit.24721#0158

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GAZETTE DES BEAUX-ARTS

plutôt avoir été prise par la mort dans son regard même, comme
les Pompéiens dont le geste demeure interrompu. Et c’est une pensée
du sculpteur, en effet, qui a été saisie ici dans son geste même par
l’immobilité de la pierre. J’ai été touché en la retrouvant là, et,
en effet, rien ne meurt de ce qui a vécu, pas plus la pensée du
sculpteur que la pensée de Ruskin. En la rencontrant là, nécessaire
à Ruskin qui, parmi si peu de gravures pour l'illustration de son
livre, crut devoir la faire reproduire, parce qu’elle était pour lui
partie actuelle et durable de sa pensée, et agréable à nous parce que
sa pensée nous est nécessaire, guide de la nôtre, qui l’a rencontrée
sur son chemin, nous nous sentions dans un état d’esprit plus rap-
proché de celui des artistes qui sculptèrent aux tympans le Juge-
ment dernier et qui pensaient que l’individu, ce qu'il y a de plus
particulier dans une personne, dans une intention, ne meurt pas,
reste dans la mémoire de Dieu et sera ressuscité. Qui a raison du
fossoyeur ou d’Hamlet quand l’un ne voit qu’un crâne là où le second
se rappelle une fantaisie? La science peut dire : le fossoyeur; mais
elle a compté sans Shakespeare, qui fera durer le souvenir de cette
fantaisie au delà de la poussière du crâne. A l’appel de l’ange, chaque
mort se trouve être resté là, à sa place, quand nous le croyions
depuis longtemps en poussière. A l’appel de Ruskin, nous voyons la
plus petite figure qui encadre un minuscule quatre-feuilles ressus-
citée dans sa forme, nous regardant avec le même regard qui semble
ne tenir qu’en un millimètre de pierre. Sans doute, pauvre petit
monstre, je n’aurais pas été assez fort, entre les milliards de pierres
des villes, pour te trouver, pour dégager ta figure, pour retrouver
ta personnalité, pour t’appeler, pour te faire revivre. Mais ce n’est
pas que l'infini, que le nombre, que le néant qui nous oppriment
soient très forts; c’est que ma pensée n’est pas bien forte. Certes, tu
n’avais en toi rien de vraiment beau. Ta pauvre figure, que je
n’eusse jamais remarquée, n’a pas une expression bien intéressante,
quoique évidemment elle ait, comme toute personne, une expression
qu’aucune autre n’eut jamais. Mais, puisque tu vivais assez pour
continuer à regarder de ce même regard oblique, pour que Ruskin
te remarquât et, après qu’il eût dit ton nom, pour que son lecteur pût
te reconnaître, vis-tu assez maintenant, es-tu assez aimé ? Et l’on ne
peut s’empêcher de penser à toi avec attendrissement, quoique tu
n’aies pas l’air bon, mais parce que tu es une créature vivante, parce
que, pendant de si longs siècles, tu es mort sans espoir de résurrec-
tion, et parce que tu es ressuscité. Et un de ces jours peut-être
 
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