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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
qualité du modèle. Le tisseur le plus habile ne fera rien qui vaille
si on lui donne à traduire une composition sans caractère, sans
expression, sans couleur, tandis qu’une œuvre fortement conçue
et d’une belle allure présentera toujours de hautes qualités, même
interprétée par une main inexpérimentée.
C’est sur ce point que ceux qui ont pris à tâche de régénérer la
tapisserie doivent concentrer tous leurs soins, tous leurs efforts.
Que se passe-t-il, en effet, depuis un siècle? Le tapissier est
condamné à reproduire des scènes d’histoire, habilement conçues
sans doute, mais froidement peintes, ou des portraits n’ayant rien
du charme que les Nattier, les Drouais, les Boucher, les Greuzo
même, savaient prêter à leurs modèles.
On demande à l’étoffe d’être la copie minutieuse, terre à terre,
de la peinture à l’huile. Réduit à cette fonction déprimante et subal-
terne, le tapissier perd toute initiative, toute liberté. Le trompe-l’œil
devient son unique objectif.
Il est à peu près établi maintenant que les vieux maîtres tis-
seurs des belles époques, j’entends ceux du xve et du xvie siècle,
avaient pour modèles, non pas une peinture prévoyant jusqu’au
moindre détail des colorations, mais des cartons où les figures des-
sinées en grisaille, avec indication sommaire du ton local, laissaient
toute liberté à l’application d’un procédé franc et expressif. C’est le
tisseur qui inventait ces oppositions hardies que nous admirons
dans les tapisseries d’Espagne et que notre œil, habitué à des tons
anémiés et pauvres, ne peut supporter dans les œuvres modernes.
La teinture offre à l’artiste tapissier des ressources infinies
d’une richesse merveilleuse. Pourquoi n’en pas faire usage? Certes,
il est plus aisé d’obtenir une harmonie avec des tons atténués qu’avec
les brillantes couleurs que les vieux maîtres savaient si bien
employer. De même, un modèle vague dans les demi-teintes grises,
n’accusant avec précision aucune forme, est à la portée du plus
médiocre dessinateur, tandis que les saillies vigoureusement accu-
sées choqueront au premier abord, si elles ne sont pas à leur
place.
Il faut bien le reconnaître aussi : le discrédit dans lequel le
noble métier de la haute et de la basse lisse était tombé depuis plus
d’un siècle avait singulièrement contribué à la décadence de l’art.
A quoi bon soutenir, encourager une industrie nationale dont les
produits no trouvaient plus d’écoulement? Le papier de tenture à
bon marché, qui se remplace périodiquement au cours des varia-
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qualité du modèle. Le tisseur le plus habile ne fera rien qui vaille
si on lui donne à traduire une composition sans caractère, sans
expression, sans couleur, tandis qu’une œuvre fortement conçue
et d’une belle allure présentera toujours de hautes qualités, même
interprétée par une main inexpérimentée.
C’est sur ce point que ceux qui ont pris à tâche de régénérer la
tapisserie doivent concentrer tous leurs soins, tous leurs efforts.
Que se passe-t-il, en effet, depuis un siècle? Le tapissier est
condamné à reproduire des scènes d’histoire, habilement conçues
sans doute, mais froidement peintes, ou des portraits n’ayant rien
du charme que les Nattier, les Drouais, les Boucher, les Greuzo
même, savaient prêter à leurs modèles.
On demande à l’étoffe d’être la copie minutieuse, terre à terre,
de la peinture à l’huile. Réduit à cette fonction déprimante et subal-
terne, le tapissier perd toute initiative, toute liberté. Le trompe-l’œil
devient son unique objectif.
Il est à peu près établi maintenant que les vieux maîtres tis-
seurs des belles époques, j’entends ceux du xve et du xvie siècle,
avaient pour modèles, non pas une peinture prévoyant jusqu’au
moindre détail des colorations, mais des cartons où les figures des-
sinées en grisaille, avec indication sommaire du ton local, laissaient
toute liberté à l’application d’un procédé franc et expressif. C’est le
tisseur qui inventait ces oppositions hardies que nous admirons
dans les tapisseries d’Espagne et que notre œil, habitué à des tons
anémiés et pauvres, ne peut supporter dans les œuvres modernes.
La teinture offre à l’artiste tapissier des ressources infinies
d’une richesse merveilleuse. Pourquoi n’en pas faire usage? Certes,
il est plus aisé d’obtenir une harmonie avec des tons atténués qu’avec
les brillantes couleurs que les vieux maîtres savaient si bien
employer. De même, un modèle vague dans les demi-teintes grises,
n’accusant avec précision aucune forme, est à la portée du plus
médiocre dessinateur, tandis que les saillies vigoureusement accu-
sées choqueront au premier abord, si elles ne sont pas à leur
place.
Il faut bien le reconnaître aussi : le discrédit dans lequel le
noble métier de la haute et de la basse lisse était tombé depuis plus
d’un siècle avait singulièrement contribué à la décadence de l’art.
A quoi bon soutenir, encourager une industrie nationale dont les
produits no trouvaient plus d’écoulement? Le papier de tenture à
bon marché, qui se remplace périodiquement au cours des varia-