Alonso Cano
par Paul Lafond
Une erreur trop commune est de vouloir juger les hommes des temps passes
comme nous le faisons de nos contemporains. Le point de vue change suivant les
epoques. Chaque siede trouve une formule pour exprimer les idees de verite et de
justice. Tel principe que nous tenons pour absolu aujourd'hui le semblera peut-etre
moins ä nos petits fils. Trois cents ans nous separent de l'Espagne de Philippe IV, large
fosse qu'il nous faut non pas combler, mais franchir en nous depouillant de nom-
breuses conventions contemporaines, pour etudier Alonso Cano qui est la complete
expression de son temps, de l'äme de sa patrie ardente et voluptueuse.
Chez lui, le sang maure et le sang castillan violemment meles, mais non con-
fondus et unis, luttent et se contredisent sans treve ni merci. De l'arabe, il a la sen-
sualite; de l'espagnol, l'orgueil. Rien ne peut maitriser son temperament qui eclate
comme une fusee; ainsi que son pays, il est durement contraste. Quel desaccord, ä
premiere vue, entre son caractere et son talent. Dans ses actes, il se montre violent,
exalte, tragique, implacable; dans ses productions, doux, melancolique, tendre, mysti-
que meme; mais de ce mysticisme presque d'ascete, qui n'a rien ä voir avec celui fait
de religiosite d'alcove que va bientöt inaugurer Murillo.
Alonso Cano a l'esprit chevaleresque, le mepris de la souffrance, l'horreur du
factice et du theatral comme tous ses compatriotes; mais de plus qu'eux, il a le göut
des gestes nobles, l'instinct des draperies harmonieuses et surtout de la beaute qu'il
sent exister par elle-meme et pouvoir par consequent jouer un röle et non un des
moindres dans le domaine de l'art.
Chez cette individualite puissante, genereuse, riche, loyale, devouee, mais tonte
proche de la nature, le ressort est violent et la detente subite. Il est avant tont l'homme
du premier mouvement, tout d'une piece, presque un impulsif, au moins un instinctif
auquel les nuances et les complications du sentiment sont totalement etrangeres.
Les sens dominent chez lui; peu accessible aux idees — le vague et l'abs-
traction ne sont pas son fait, — il lui faut des formes palpables; aussi cet etre d'une
violence sans pareille, aux terribles sursauts, temoigne d'une piete d'enfant; il est
possede de transports de devotion voisins de l'extase, qui le font se courber en se
frappant la poitrine aux pieds des autels, se prosterner ravi devant une image de la
Vierge ou la figuration d'un Saint. Ses sentiments de ce cöte etaient pousses si loin,
qu'il evitait de fröler un penitent du Sf Office ou un juif, considerant comme une
souillure le plus leger attouchement avec un condamne de l'Eglise ou avec un infidele.
Cette repulsion etait si profonde que si par hasard, pendant son absence, un de ses
domestiques recevait dans sa maison un heretique, il le chassait impitoyablement et
faisait immediatement laver le sol des pieces que le mecreant avait foule.
On pourrait ä propos d'Alonso Cano reediter le mot du Pape Paul III au
par Paul Lafond
Une erreur trop commune est de vouloir juger les hommes des temps passes
comme nous le faisons de nos contemporains. Le point de vue change suivant les
epoques. Chaque siede trouve une formule pour exprimer les idees de verite et de
justice. Tel principe que nous tenons pour absolu aujourd'hui le semblera peut-etre
moins ä nos petits fils. Trois cents ans nous separent de l'Espagne de Philippe IV, large
fosse qu'il nous faut non pas combler, mais franchir en nous depouillant de nom-
breuses conventions contemporaines, pour etudier Alonso Cano qui est la complete
expression de son temps, de l'äme de sa patrie ardente et voluptueuse.
Chez lui, le sang maure et le sang castillan violemment meles, mais non con-
fondus et unis, luttent et se contredisent sans treve ni merci. De l'arabe, il a la sen-
sualite; de l'espagnol, l'orgueil. Rien ne peut maitriser son temperament qui eclate
comme une fusee; ainsi que son pays, il est durement contraste. Quel desaccord, ä
premiere vue, entre son caractere et son talent. Dans ses actes, il se montre violent,
exalte, tragique, implacable; dans ses productions, doux, melancolique, tendre, mysti-
que meme; mais de ce mysticisme presque d'ascete, qui n'a rien ä voir avec celui fait
de religiosite d'alcove que va bientöt inaugurer Murillo.
Alonso Cano a l'esprit chevaleresque, le mepris de la souffrance, l'horreur du
factice et du theatral comme tous ses compatriotes; mais de plus qu'eux, il a le göut
des gestes nobles, l'instinct des draperies harmonieuses et surtout de la beaute qu'il
sent exister par elle-meme et pouvoir par consequent jouer un röle et non un des
moindres dans le domaine de l'art.
Chez cette individualite puissante, genereuse, riche, loyale, devouee, mais tonte
proche de la nature, le ressort est violent et la detente subite. Il est avant tont l'homme
du premier mouvement, tout d'une piece, presque un impulsif, au moins un instinctif
auquel les nuances et les complications du sentiment sont totalement etrangeres.
Les sens dominent chez lui; peu accessible aux idees — le vague et l'abs-
traction ne sont pas son fait, — il lui faut des formes palpables; aussi cet etre d'une
violence sans pareille, aux terribles sursauts, temoigne d'une piete d'enfant; il est
possede de transports de devotion voisins de l'extase, qui le font se courber en se
frappant la poitrine aux pieds des autels, se prosterner ravi devant une image de la
Vierge ou la figuration d'un Saint. Ses sentiments de ce cöte etaient pousses si loin,
qu'il evitait de fröler un penitent du Sf Office ou un juif, considerant comme une
souillure le plus leger attouchement avec un condamne de l'Eglise ou avec un infidele.
Cette repulsion etait si profonde que si par hasard, pendant son absence, un de ses
domestiques recevait dans sa maison un heretique, il le chassait impitoyablement et
faisait immediatement laver le sol des pieces que le mecreant avait foule.
On pourrait ä propos d'Alonso Cano reediter le mot du Pape Paul III au