34 DISCOURS PRÉLIMINAIRE.
tenu ma parole. Je livre mes opinions à l'examen de tous, invitant chacun à les juger. Dans l'exposé des faits pu-
rement anatomiques, on a pu voir que je n'ai rien avancé qui ne fût bien avéré. Quant aux déductions physiologi-
ques, qui fourmillent en si grand nombre, si l'on peut y reconnaître quelque nouveauté, cela tient au sujet lui-
même, qui ne se fût pas montré moins fécond pour tout autre auquel l'idée serait venue d'en tenter l'analyse avant
moi. Restent donc les aperçus philosophiques, qui pourront trouver de nombreux contradicteurs. Si je me suis
trompé, j'espère que ce n'est pas de tout point. En tout cas, on verra par où j'ai donné dans l'erreur, et j'aurais moi-
même beaucoup à gagner que ce discours soulevât une discussion contradictoire, dont je pourrais profiter plus
tard dans l'intérêt commun.
On reproche à la science d'être matérialiste; c'est une grande erreur. Cette imputation qni serait si grave,
si elle était fondée, heureusement ne s'adresse qu'à l'opinion inintelligente, et même encore bien peu méditée ,
de quelques-uns de ceux que l'on appelle savans. Mais la science, qui n'est que l'application de l'esprit de 1 homme
à l'histoire des œuvres de la nature, ne peut mener qu'à la cause première de tous les êtres. Loin donc qu'elle
conduise au matérialisme, c'est elle au contraire qui renferme les argumens les plus positifs en faveur du
spiritualisme, et elle en fournira d'autant plus à l'avenir qu elle sera mieux comprise et plus avancée.
Ce que j'ai fait, j'ai donc cru le devoir faire. N'ignorant pas que la science est appelée à dire son mot dans toutes
les grandes questions qui intéressent l'ordre social, j'ai voulu indiquer, dans cette courte esquisse, ce que je déve-
lopperai plus tard, le rôle auxiliaire parmi tout ce qu'il y a de bon, de beau et de vrai, qu'elle réclame sur la scène
des idées pratiques. Si les savans sont en dehors de tous les intérêts sociaux, ils ne doivent s'en prendre qu'à eux-
mêmes : à eux, qui enfouissent leur science, se la réservent, et n'osent même pas l'interroger pour en exprimer tout
ce qu'elle renferme. Par le succès qu'ils ont obtenu de ses applications matérielles, ils auraient bien dû apercevoir
et mettre en lumière tout ce qu'elle contient d'applications morales et intellectuelles. Les corps savans, qui ne ju-
gent que la réalité des faits physiques, gouvernent le monde des intérêts matériels sans s'inquiéter autrement des
doctrines ; et, au contraire, les hommes qui ont pris la direction des doctrines, ne sont savans que par les idées qu'ils
se créent à eux-mêmes, ayant négligé de s'enquérir des faits qui devraient leur servir de base. De là deux séries de
travaux divergens, et qui tendent chaque jour à le devenir de plus en plus.
La société des savans ressemble à l'organisme, dont elle n'est que l'expression affaiblie. Elle se partage en esprit et
en matière: il y a le savant de l'esprit, comme le savant du corps, à cela près qu'il n'existe point d'harmonie entre
l'un et l'autre, point d'organisme scientifique et intellectuel. L'œuvre de l'homme est ce qu'elle peut être, une image
confuse de celle de la nature. L'un ne reconnaît que la matière, et n'accepte les forces que dans la forme et la me-
sure où elles lui sont démontrées par les lois physiques; l'autre ne vit que pour l'abstraction, ne reconnaît que les
facultés spontanées, et dédaigne la matière, dont la présence ou l'absence lui est indifférente. Des deux côtés l'in-
suffisance est la même. Aucun d'eux ne veut accepter le monde, comme il a plu au Créateur de le faire, et chacun
le refait à sa fantaisie. Cependant les choses sont ce qu'elles sont : l'esprit et la matière existent dans leurs influen-
ces mutuelles ; il faut bien tenir compte de tous deux. Au lieu de les abstraire l'un de l'autre, ce serait à en trouver
l'harmonie que consisterait le problème.
Pour accomplir la réunion des savans, et faire converger leurs travaux vers un centre d'unité, qu'a-t-on fait?
Soyons justes, la psychologie a été jusqu'où elle a pu, même jusqu'à tendre la main à la science de l'organisme:
c'est à la science, à son tour, à venir au-devant de la psychologie. De cette réunion seule peut sortir la lumière. Bien
des efforts y échoueront, bien des objections pourront rester encore long-temps, ou même, sur beaucoup de points,
à jamais insolubles dans les détails ; mais c'est déjà beaucoup que d'y essayer. Depuis vingt siècles que s'agite le
problème, peut-être le temps est-il venu, sinon de le résoudre, du moins de l'étudier sous toutes ses faces. Oui
sait si, de nos jours, on n'arriverait pas à concilier Aristote et Platon ?
Au reste, pour si obscure qu'elle soit encore, je montre aux hommes de science la carrière. Puissé-je y entraî-
ner quelques-uns de ces esprits lumineux destinés à y servir de flambeaux !
Paris. Janvier- Avril 1844.
tenu ma parole. Je livre mes opinions à l'examen de tous, invitant chacun à les juger. Dans l'exposé des faits pu-
rement anatomiques, on a pu voir que je n'ai rien avancé qui ne fût bien avéré. Quant aux déductions physiologi-
ques, qui fourmillent en si grand nombre, si l'on peut y reconnaître quelque nouveauté, cela tient au sujet lui-
même, qui ne se fût pas montré moins fécond pour tout autre auquel l'idée serait venue d'en tenter l'analyse avant
moi. Restent donc les aperçus philosophiques, qui pourront trouver de nombreux contradicteurs. Si je me suis
trompé, j'espère que ce n'est pas de tout point. En tout cas, on verra par où j'ai donné dans l'erreur, et j'aurais moi-
même beaucoup à gagner que ce discours soulevât une discussion contradictoire, dont je pourrais profiter plus
tard dans l'intérêt commun.
On reproche à la science d'être matérialiste; c'est une grande erreur. Cette imputation qni serait si grave,
si elle était fondée, heureusement ne s'adresse qu'à l'opinion inintelligente, et même encore bien peu méditée ,
de quelques-uns de ceux que l'on appelle savans. Mais la science, qui n'est que l'application de l'esprit de 1 homme
à l'histoire des œuvres de la nature, ne peut mener qu'à la cause première de tous les êtres. Loin donc qu'elle
conduise au matérialisme, c'est elle au contraire qui renferme les argumens les plus positifs en faveur du
spiritualisme, et elle en fournira d'autant plus à l'avenir qu elle sera mieux comprise et plus avancée.
Ce que j'ai fait, j'ai donc cru le devoir faire. N'ignorant pas que la science est appelée à dire son mot dans toutes
les grandes questions qui intéressent l'ordre social, j'ai voulu indiquer, dans cette courte esquisse, ce que je déve-
lopperai plus tard, le rôle auxiliaire parmi tout ce qu'il y a de bon, de beau et de vrai, qu'elle réclame sur la scène
des idées pratiques. Si les savans sont en dehors de tous les intérêts sociaux, ils ne doivent s'en prendre qu'à eux-
mêmes : à eux, qui enfouissent leur science, se la réservent, et n'osent même pas l'interroger pour en exprimer tout
ce qu'elle renferme. Par le succès qu'ils ont obtenu de ses applications matérielles, ils auraient bien dû apercevoir
et mettre en lumière tout ce qu'elle contient d'applications morales et intellectuelles. Les corps savans, qui ne ju-
gent que la réalité des faits physiques, gouvernent le monde des intérêts matériels sans s'inquiéter autrement des
doctrines ; et, au contraire, les hommes qui ont pris la direction des doctrines, ne sont savans que par les idées qu'ils
se créent à eux-mêmes, ayant négligé de s'enquérir des faits qui devraient leur servir de base. De là deux séries de
travaux divergens, et qui tendent chaque jour à le devenir de plus en plus.
La société des savans ressemble à l'organisme, dont elle n'est que l'expression affaiblie. Elle se partage en esprit et
en matière: il y a le savant de l'esprit, comme le savant du corps, à cela près qu'il n'existe point d'harmonie entre
l'un et l'autre, point d'organisme scientifique et intellectuel. L'œuvre de l'homme est ce qu'elle peut être, une image
confuse de celle de la nature. L'un ne reconnaît que la matière, et n'accepte les forces que dans la forme et la me-
sure où elles lui sont démontrées par les lois physiques; l'autre ne vit que pour l'abstraction, ne reconnaît que les
facultés spontanées, et dédaigne la matière, dont la présence ou l'absence lui est indifférente. Des deux côtés l'in-
suffisance est la même. Aucun d'eux ne veut accepter le monde, comme il a plu au Créateur de le faire, et chacun
le refait à sa fantaisie. Cependant les choses sont ce qu'elles sont : l'esprit et la matière existent dans leurs influen-
ces mutuelles ; il faut bien tenir compte de tous deux. Au lieu de les abstraire l'un de l'autre, ce serait à en trouver
l'harmonie que consisterait le problème.
Pour accomplir la réunion des savans, et faire converger leurs travaux vers un centre d'unité, qu'a-t-on fait?
Soyons justes, la psychologie a été jusqu'où elle a pu, même jusqu'à tendre la main à la science de l'organisme:
c'est à la science, à son tour, à venir au-devant de la psychologie. De cette réunion seule peut sortir la lumière. Bien
des efforts y échoueront, bien des objections pourront rester encore long-temps, ou même, sur beaucoup de points,
à jamais insolubles dans les détails ; mais c'est déjà beaucoup que d'y essayer. Depuis vingt siècles que s'agite le
problème, peut-être le temps est-il venu, sinon de le résoudre, du moins de l'étudier sous toutes ses faces. Oui
sait si, de nos jours, on n'arriverait pas à concilier Aristote et Platon ?
Au reste, pour si obscure qu'elle soit encore, je montre aux hommes de science la carrière. Puissé-je y entraî-
ner quelques-uns de ces esprits lumineux destinés à y servir de flambeaux !
Paris. Janvier- Avril 1844.