130
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
pas qu’elle en ait rien dit dans ses Souvenirs. Mais ce qu elle y
dit expressément, c’est que dès cette « affreuse année 1789, alors
que la terreur s’emparait déjà de tous les esprits sages », la société
lui semblant être « en dissolution complète et les honnêtes gens
sans aucun appui, accablés d’inquiétude par les événements du
5 octobre », elle quitta précipitamment Paris. (Le « civisme » ne
fut pas sa vertu dominante.) Or, c’est de l’an ii qu'est signé le
portrait prêté à l’Exposition par le musée de Rouen. Il faut donc
croire, l’authenticité de la peinture ne semblant pas pouvoir être
mise en doute, ou bien que David postdata sa toile, ou bien qu’il
reprit, à cette époque, une esquisse antérieure, quoiqu’il paraisse
bien invraisemblable qu’au milieu des événements de l’an ii, où
il était de sa personne engagé si avant, il ait pu trouver ce loisir.
11 est intéressant, en tous cas, de comparer la Mme Vigée-Lebrun
qu’il nous montre à celle qu’elle même peignit. La voilà bien —
un peu vieillie, semble-t-il, toujours gracieuse et souriante, mais
avec je ne sais quoi de plus « tiré » dans le sourire et de plus sou-
cieux dans le regard — dans ce costume à l’antique qu’elle contribua
à mettre à la mode : « J’avais horreur, écrit-elle, du costume
que les femmes portaient alors ; je faisais tous mes efforts pour le
rendre un peu plus pittoresque ; on ne portait point encore de châle,
mais je disposais de larges écharpes, légèrement entrelacées autour
du corps et sur les bras, avec lesquelles je tâchais d’imiter le beau
style des draperies de Raphaël et de Dominiquin. En outre, je ne
pouvais souffrir la poudre. » C’est ainsi que David la peignit : un
ruban bleu est passé dans les boucles de ces cheveux blonds ; der-
rière elle, sur le dossier de sa chaise qui doit sortir de la boutique
de Jacob, une écharpe jaune antique, bordée de rouge pompéien,
est drapée, dont le style fait déjà pressentir celui du châle qui tour
à tour s’enroule et s’étale sur le divan où rêve et attend la belle
Mme de Senonncs. Une ceinture bleue serre sa robe blanche, d’où
s’échappent ces beaux bras nus que, dans le portrait peint en 1789
pour le comte d’Angivilliers, elle s’était plu à étaler si complai-
semment, noués autour de la taille de cette fille tendrement aimée
et qui devait lui causer plus tard tant de chagrin. C’est encore
son image simplement ébauchée qu’elle a devant les yeux, et que,
dans un geste de coquetterie maternelle, elle désigne au spectateur.
Sa palette est posée près d’elle sur sa table à couleurs; des
cahiers de musique sont tombés à ses pieds ; sur la cheville
chaussée de blanc s’enroule un ruban bleu. On découvre dans la
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
pas qu’elle en ait rien dit dans ses Souvenirs. Mais ce qu elle y
dit expressément, c’est que dès cette « affreuse année 1789, alors
que la terreur s’emparait déjà de tous les esprits sages », la société
lui semblant être « en dissolution complète et les honnêtes gens
sans aucun appui, accablés d’inquiétude par les événements du
5 octobre », elle quitta précipitamment Paris. (Le « civisme » ne
fut pas sa vertu dominante.) Or, c’est de l’an ii qu'est signé le
portrait prêté à l’Exposition par le musée de Rouen. Il faut donc
croire, l’authenticité de la peinture ne semblant pas pouvoir être
mise en doute, ou bien que David postdata sa toile, ou bien qu’il
reprit, à cette époque, une esquisse antérieure, quoiqu’il paraisse
bien invraisemblable qu’au milieu des événements de l’an ii, où
il était de sa personne engagé si avant, il ait pu trouver ce loisir.
11 est intéressant, en tous cas, de comparer la Mme Vigée-Lebrun
qu’il nous montre à celle qu’elle même peignit. La voilà bien —
un peu vieillie, semble-t-il, toujours gracieuse et souriante, mais
avec je ne sais quoi de plus « tiré » dans le sourire et de plus sou-
cieux dans le regard — dans ce costume à l’antique qu’elle contribua
à mettre à la mode : « J’avais horreur, écrit-elle, du costume
que les femmes portaient alors ; je faisais tous mes efforts pour le
rendre un peu plus pittoresque ; on ne portait point encore de châle,
mais je disposais de larges écharpes, légèrement entrelacées autour
du corps et sur les bras, avec lesquelles je tâchais d’imiter le beau
style des draperies de Raphaël et de Dominiquin. En outre, je ne
pouvais souffrir la poudre. » C’est ainsi que David la peignit : un
ruban bleu est passé dans les boucles de ces cheveux blonds ; der-
rière elle, sur le dossier de sa chaise qui doit sortir de la boutique
de Jacob, une écharpe jaune antique, bordée de rouge pompéien,
est drapée, dont le style fait déjà pressentir celui du châle qui tour
à tour s’enroule et s’étale sur le divan où rêve et attend la belle
Mme de Senonncs. Une ceinture bleue serre sa robe blanche, d’où
s’échappent ces beaux bras nus que, dans le portrait peint en 1789
pour le comte d’Angivilliers, elle s’était plu à étaler si complai-
semment, noués autour de la taille de cette fille tendrement aimée
et qui devait lui causer plus tard tant de chagrin. C’est encore
son image simplement ébauchée qu’elle a devant les yeux, et que,
dans un geste de coquetterie maternelle, elle désigne au spectateur.
Sa palette est posée près d’elle sur sa table à couleurs; des
cahiers de musique sont tombés à ses pieds ; sur la cheville
chaussée de blanc s’enroule un ruban bleu. On découvre dans la