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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
il devait représenter la duchesse au moment où, sur le point de
quitter le sol français, elle distribue à ses fidèles les plumes blan-
ches de son chapeau. Gros n'a pas escamoté la difficulté ; sans se
dissimuler que cette tête déplumée pouvait être ridicule, il l'a
loyalement et courageusement traitée, et cette pâle figure de la
duchesse, dans la blancheur de sa robe et de sa toque désemparée,
livrant aux mains qui se tendent les plumes qu’elle vient d’arracher,
est en somme un fort beau morceau. Le fond de paysage triste et
morne, où l’on voit, sous le ciel gris, dans le lointain, le drapeau
tricolore, est d’une impression tragique. Ce qui gâte le tableau,
c’est, dans la composition, une facilité banale et une sentimentalité
de commande, et dans plusieurs figures, par exemple celles des
matelots au torse nu, des souvenirs d’atelier et d’académie.
Du fond de son exil, David ne voyait pas sans impatience et sans
dépit son élève céder en même temps aux royalistes ses prescrip-
teurs et à ce goût des tableaux de circonstance qu’il lui avait reproché
dès le début, il lui écrit pour le presser de revenir au grand art.
« L’immortalité compte vos années ; n’attirez pas ses reproches ;
produisez du grand... La postérité exige de vous de beaux tableaux
A’histoire ancienne ; faites-le aussi pour moi, sur qui rejaillira une
petite parcelle de votre renommée... Le temps s’avance et nous
vieillissons. Vite, vite, mon bon ami, feuilletez votre Plutarque. »
Et Gros, qui devant son maître est resté l’élève respectueux et
docile des premières années, Gros se fera violence; il reviendra à
l’antique ; il peindra, comme des pensums, les lamentables adieux
A'Œdipe et A’ Antigone, puis Bacchus et Ariane, puis U Amour piqué
se plaignant à Vénus, puis Hercule et Diomède, et chaque œuvre
aggravera et creusera plus profondément le malentendu entre le
vieux peintre et les générations nouvelles qui ont acclamé la barque
de Dante et Virgile, qui pleurent la mort précoce de Géricault, et
ne savent pas reconnaître dans le classique vieilli, acharné et
impuissant l’un des pères spirituels de l’école nouvelle, le précur-
seur de la peinture moderne.
En réalité donc, aucun des « grands élèves » de David ne fut le
continuateur fidèle et direct de la doctrine classique telle qu’il l’avait
élaborée et formulée du Serment des Horaces au Léonidas aux Ther-
mopyles. Girodet s’était évadé dans la littérature, Gros dans la réalité
épique et dramatique ; Gérard avait trouvé dans les portraits, sur-
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
il devait représenter la duchesse au moment où, sur le point de
quitter le sol français, elle distribue à ses fidèles les plumes blan-
ches de son chapeau. Gros n'a pas escamoté la difficulté ; sans se
dissimuler que cette tête déplumée pouvait être ridicule, il l'a
loyalement et courageusement traitée, et cette pâle figure de la
duchesse, dans la blancheur de sa robe et de sa toque désemparée,
livrant aux mains qui se tendent les plumes qu’elle vient d’arracher,
est en somme un fort beau morceau. Le fond de paysage triste et
morne, où l’on voit, sous le ciel gris, dans le lointain, le drapeau
tricolore, est d’une impression tragique. Ce qui gâte le tableau,
c’est, dans la composition, une facilité banale et une sentimentalité
de commande, et dans plusieurs figures, par exemple celles des
matelots au torse nu, des souvenirs d’atelier et d’académie.
Du fond de son exil, David ne voyait pas sans impatience et sans
dépit son élève céder en même temps aux royalistes ses prescrip-
teurs et à ce goût des tableaux de circonstance qu’il lui avait reproché
dès le début, il lui écrit pour le presser de revenir au grand art.
« L’immortalité compte vos années ; n’attirez pas ses reproches ;
produisez du grand... La postérité exige de vous de beaux tableaux
A’histoire ancienne ; faites-le aussi pour moi, sur qui rejaillira une
petite parcelle de votre renommée... Le temps s’avance et nous
vieillissons. Vite, vite, mon bon ami, feuilletez votre Plutarque. »
Et Gros, qui devant son maître est resté l’élève respectueux et
docile des premières années, Gros se fera violence; il reviendra à
l’antique ; il peindra, comme des pensums, les lamentables adieux
A'Œdipe et A’ Antigone, puis Bacchus et Ariane, puis U Amour piqué
se plaignant à Vénus, puis Hercule et Diomède, et chaque œuvre
aggravera et creusera plus profondément le malentendu entre le
vieux peintre et les générations nouvelles qui ont acclamé la barque
de Dante et Virgile, qui pleurent la mort précoce de Géricault, et
ne savent pas reconnaître dans le classique vieilli, acharné et
impuissant l’un des pères spirituels de l’école nouvelle, le précur-
seur de la peinture moderne.
En réalité donc, aucun des « grands élèves » de David ne fut le
continuateur fidèle et direct de la doctrine classique telle qu’il l’avait
élaborée et formulée du Serment des Horaces au Léonidas aux Ther-
mopyles. Girodet s’était évadé dans la littérature, Gros dans la réalité
épique et dramatique ; Gérard avait trouvé dans les portraits, sur-