324
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
assez élevées, depuis la gorge du Loup jusqu’à la Testa eli Cane,
située au-dessus de Monaco, montagnes elles-mêmes dominées par
les cimes neigeuses des Alpes.
Trouvant de part et d’autre de la presqu’île une mine inépui-
sable d’études, le paysagiste peut les choisir à son gré, de manière à
s’abriter contre le vent, de quelque côté qu’il souffle. Mais si
agréable qu’il soit pour lui de se retrouver dans une contrée aussi
favorisée, ce n’est pas sans quelque appréhension qu’il y revient. Que
sont devenues depuis son dernier séjour les beautés pittoresques qui
l’y ont attiré? De notre temps surtout ces beautés sont exposées à
d’incessantes destructions. Tel arbre, qui encadrait heureusement
une échappée sur la mer, n’a-t-il pas été élagué ou abattu ? tel
cours d’eau rectifié, telle montagne éventrée ? Ce terrain resté
jusqu’à présent inculte, ne va-t-on pas le retrouver défriché, planté
de légumes de toute sorte, allongeant au soleil ses sillons correc-
tement alignés? A peine arrivé, j’avais donc hâte de pousser dans
toutes les directions une reconnaissance, pour m’assurer que je
retrouverais intacts les motifs que j’étais venu chercher. Dès les
premiers pas, aux abords mêmes de Juan-les-Pins, je pouvais con-
stater que l’œuvre de destruction commencée depuis plusieurs
années s’était poursuivie. On avait abattu, on abattait encore chaque
jours quelques-uns des beaux pins parasols qui, ayant donné leur
nom à la petite localité, faisaient sa parure. Le lotissement des
terrains avoisinant la mer en parcelles entourées de murs se con-
tinuait avec la régularité des concessions à perpétuité dans nos
cimetières, et les villas, pressées les unes contre les autres, s’échelon-
naient le long de la côte, assez rapprochées pour que chacun des
possesseurs ne perdît rien de la conversation des maisons voisines
et que de l’une à l’autre les pianos de location confondissent en une
cacophonie complète leurs accords grinçants. Dans la campagne,
miroitant au soleil, de longues files de serres et de bâches, qui tour
à tour abritent les cultures favorites de la contrée, les œillets et les
tomates, vous aveuglaient de leurs vives réverbérations.
Tout cela était à peu près inévitable; les choses suivaient leur
cours. Mais un point me tenait plus particulièrement à cœur, et
j'avais quelque raison d’être un peu anxieux, en revenant cette année
dans la presqu’île, car j’avais appris que, jalouse de donner à
Antibes ces boulevards et ces quartiers neufs, suprême ambition des
villes qui se respectent, une municipalité récemment élue avait
décidé d’abattre les vieux bastions qui faisaient l’ornement de la cité
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
assez élevées, depuis la gorge du Loup jusqu’à la Testa eli Cane,
située au-dessus de Monaco, montagnes elles-mêmes dominées par
les cimes neigeuses des Alpes.
Trouvant de part et d’autre de la presqu’île une mine inépui-
sable d’études, le paysagiste peut les choisir à son gré, de manière à
s’abriter contre le vent, de quelque côté qu’il souffle. Mais si
agréable qu’il soit pour lui de se retrouver dans une contrée aussi
favorisée, ce n’est pas sans quelque appréhension qu’il y revient. Que
sont devenues depuis son dernier séjour les beautés pittoresques qui
l’y ont attiré? De notre temps surtout ces beautés sont exposées à
d’incessantes destructions. Tel arbre, qui encadrait heureusement
une échappée sur la mer, n’a-t-il pas été élagué ou abattu ? tel
cours d’eau rectifié, telle montagne éventrée ? Ce terrain resté
jusqu’à présent inculte, ne va-t-on pas le retrouver défriché, planté
de légumes de toute sorte, allongeant au soleil ses sillons correc-
tement alignés? A peine arrivé, j’avais donc hâte de pousser dans
toutes les directions une reconnaissance, pour m’assurer que je
retrouverais intacts les motifs que j’étais venu chercher. Dès les
premiers pas, aux abords mêmes de Juan-les-Pins, je pouvais con-
stater que l’œuvre de destruction commencée depuis plusieurs
années s’était poursuivie. On avait abattu, on abattait encore chaque
jours quelques-uns des beaux pins parasols qui, ayant donné leur
nom à la petite localité, faisaient sa parure. Le lotissement des
terrains avoisinant la mer en parcelles entourées de murs se con-
tinuait avec la régularité des concessions à perpétuité dans nos
cimetières, et les villas, pressées les unes contre les autres, s’échelon-
naient le long de la côte, assez rapprochées pour que chacun des
possesseurs ne perdît rien de la conversation des maisons voisines
et que de l’une à l’autre les pianos de location confondissent en une
cacophonie complète leurs accords grinçants. Dans la campagne,
miroitant au soleil, de longues files de serres et de bâches, qui tour
à tour abritent les cultures favorites de la contrée, les œillets et les
tomates, vous aveuglaient de leurs vives réverbérations.
Tout cela était à peu près inévitable; les choses suivaient leur
cours. Mais un point me tenait plus particulièrement à cœur, et
j'avais quelque raison d’être un peu anxieux, en revenant cette année
dans la presqu’île, car j’avais appris que, jalouse de donner à
Antibes ces boulevards et ces quartiers neufs, suprême ambition des
villes qui se respectent, une municipalité récemment élue avait
décidé d’abattre les vieux bastions qui faisaient l’ornement de la cité