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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
une étude d’après nature. Sans doute, on retrouvera plusieurs fois,
dans la suite des scènes, un visage, comme une attitude et un geste.
C’est la même femme, qui, sous le même voile sombre, est tour à
tour Anne et Marie; le même adolescent revêt la chlamyde impé-
riale de l’archange Michel ou le manteau du patricien Serge ; tel
prophète apparaît comme un revenant dans le nombre des apôtres.
Mais, en restant fidèle à un « canon » qui fait abstraction des variétés
individuelles, l’artiste a donné au moins à chacune de ses figures
Y âge qui lui convient ; surtout il a possédé un talent qui, dans la
longue histoire des arts, n’a été concédé qu’à quelques écoles privi-
légiées, dans les périodes les plus florissantes : il a su peindre la
jeunesse. Si majestueuses et si brillantes que soient les mosaïques
de Ravenne, les personnages imberbes que l’on y distingue sont,
avec leurs figures vieillottes et leurs gros yeux hébétés, des images
barbares auprès des éphèbes de Daphni. Pour trouver dans l’art chré-
tien, en dehors de Byzance, une race d’hommes qui semble sortie de
la même souche que ces prophètes et ces martyrs aux gestes nobles
et simples, au visage mâle, au regard profond, il faut arriver jusqu’à
l’apogée de l’art italien. Le Sophonias, en manteau grec, dont un
vent mystérieux semble soulever la chevelure et la barbe olym-
piennes, pourrait figurer au Vatican parmi les prophètes des Loges
ou les apôtres des Tapisseries ; le Daniel, vêtu comme un Persan du
temps de Chosroès, a, sous son bonnet de pourpre, l’impassible et
forte beauté d’un ange de la stanza d’Éliodore. Qu’on ne prenne
point ces rapprochements pour de vaines métaphores. Si les mosaï-
ques de Daphni ressemblent parfois, d’une façon si singulière, à des
cartons de Raphaël, c’est que le peintre du xvi° siècle et les mosaïstes
du xie se sont inspirés de modèles identiques. L’art de Daphni n’est
si près de la Renaissance italienne que parce qu’il appartient à la
Renaissance byzantine.
Cette sérénité et cette grâce, qui, invinciblement, font penser
aux chefs-d’œuvre de l’Italie, on les retrouverait au ixe et au xe siècle
dans d’autres œuvres de l’art byzantin. Sans quitter Paris, qu’on
aille voir au Louvre le triptyque Harbaville 1 ou, à la Bibliothèque
Nationale, le Grégoire de Nazianze, manuscrit impérial peint pour
Basile le Macédonien2. A Saint-Luc en Phocide, bien que l’exécution
soit plus large et le modelé moins raffiné qu’à Daphni, l’influence
1. Voirie savant article publié par M. Schlumberger dans la Gazette en 1891.
2. A propos des peintures de ce manuscrit, Waagen n’hésitait pas à prononcer
le nom de Raphael.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
une étude d’après nature. Sans doute, on retrouvera plusieurs fois,
dans la suite des scènes, un visage, comme une attitude et un geste.
C’est la même femme, qui, sous le même voile sombre, est tour à
tour Anne et Marie; le même adolescent revêt la chlamyde impé-
riale de l’archange Michel ou le manteau du patricien Serge ; tel
prophète apparaît comme un revenant dans le nombre des apôtres.
Mais, en restant fidèle à un « canon » qui fait abstraction des variétés
individuelles, l’artiste a donné au moins à chacune de ses figures
Y âge qui lui convient ; surtout il a possédé un talent qui, dans la
longue histoire des arts, n’a été concédé qu’à quelques écoles privi-
légiées, dans les périodes les plus florissantes : il a su peindre la
jeunesse. Si majestueuses et si brillantes que soient les mosaïques
de Ravenne, les personnages imberbes que l’on y distingue sont,
avec leurs figures vieillottes et leurs gros yeux hébétés, des images
barbares auprès des éphèbes de Daphni. Pour trouver dans l’art chré-
tien, en dehors de Byzance, une race d’hommes qui semble sortie de
la même souche que ces prophètes et ces martyrs aux gestes nobles
et simples, au visage mâle, au regard profond, il faut arriver jusqu’à
l’apogée de l’art italien. Le Sophonias, en manteau grec, dont un
vent mystérieux semble soulever la chevelure et la barbe olym-
piennes, pourrait figurer au Vatican parmi les prophètes des Loges
ou les apôtres des Tapisseries ; le Daniel, vêtu comme un Persan du
temps de Chosroès, a, sous son bonnet de pourpre, l’impassible et
forte beauté d’un ange de la stanza d’Éliodore. Qu’on ne prenne
point ces rapprochements pour de vaines métaphores. Si les mosaï-
ques de Daphni ressemblent parfois, d’une façon si singulière, à des
cartons de Raphaël, c’est que le peintre du xvi° siècle et les mosaïstes
du xie se sont inspirés de modèles identiques. L’art de Daphni n’est
si près de la Renaissance italienne que parce qu’il appartient à la
Renaissance byzantine.
Cette sérénité et cette grâce, qui, invinciblement, font penser
aux chefs-d’œuvre de l’Italie, on les retrouverait au ixe et au xe siècle
dans d’autres œuvres de l’art byzantin. Sans quitter Paris, qu’on
aille voir au Louvre le triptyque Harbaville 1 ou, à la Bibliothèque
Nationale, le Grégoire de Nazianze, manuscrit impérial peint pour
Basile le Macédonien2. A Saint-Luc en Phocide, bien que l’exécution
soit plus large et le modelé moins raffiné qu’à Daphni, l’influence
1. Voirie savant article publié par M. Schlumberger dans la Gazette en 1891.
2. A propos des peintures de ce manuscrit, Waagen n’hésitait pas à prononcer
le nom de Raphael.