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Laborde, Léon Emmanuel Simon Joseph de [Editor]; Laborde, Alexandre Louis Joseph de [Editor]
Voyage de la Syrie — Paris, 1837

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https://doi.org/10.11588/diglit.6093#0086
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— 44 —

Abandonnée par le colonel Bruce, lady Esther prit l'Europe en aversion et se décida à rester en
Syrie. Sa fortune lui permettait de faire grande figure, et pendant plusieurs années elle jouit de la
considération attachée au faste. Elle se ruina bientôt à ce jeu, et sa tête se ressentit du désordre de ses
affaires.

Elle avait pris goût aux extravagances de la magie orientale et aux obscurités de la religion des
Druses. Pour approfondir ces sujets, il eût fallu un esprit critique et une connaissance complète des
langues orientales. L'amour du merveilleux dominait son esprit autant qu'il obscurcissait son bon sens,
et si elle parle un peu l'arabe des Européens du littoral, sorte de langue franque, elle ne sait lire ni
l'arabe ni le syriaque. Dans ces dispositions et dans celte ignorance, elle devint facilement la proie des
fourberies druses et arabes; sa tête s'emplit de rêveries, le cerveau n'y résista pas.

Aujourd'hui des appréhensions maladives se sont emparées d'elle; par une sorte d'hallucination et
préoccupée de l'idée qu'elle joue un grand rôle dans le monde, elle se ligure qu'il importe à la poli-
tique de l'Angleterre de l'empêcher de résider en Orient et de s'emparer à tout prix de sa personne.
Depuis ce moment, ses domestiques sont placés en vigie pour épier toute voile qui paraît à l'horizon;
les lunettes sont braquées, et dès qu'on reconnaît, au haut d'un navire de guerre, le pavillon britan-
nique, lady Esther plie bagage et s'enfuit dans la montagne. De ces préoccupations perpétuelles, de ces
alertes incessantes, est résultée une sauvagerie qu'augmente encore la crainte de se montrer moins belle
et plus vieille qu'elle ne voudrait. Elle reçoit peu de personnes, jamais d'Anglais, et n'accueille les
étrangers qu'avec difficulté.

DJOUNI (Planche XXXV l, 79).
Pavillon de réception des étrangers.

C'est dans celte disposition d'esprit que nous trouvons celte femme, devenue célèbre en Europe bien
plus qu'en Orient. La demeure trahit du premier abord la déviation de son bon sens, et son médiocre
domestique la ruine de sa fortune. Dans un pays d'une fertilité inouïe, elle a choisi le sol le plus aride,
et, sa maison construite, il a fallu, pour créer un jardin, transporter la terre végétale à dos de cha-
meau. Cet endroit était-il donc si pittoresque? l'isolement, la solitude qu'on y rencontre, convenaient-ils
particulièrement à la disposition d'espi it de lady Stanhope? Non; car, dans le pays créé pour les peintres,
c'est une suile de rochers calcaires d'un gris blafard, aux assises régulières, qui s'arrondissent en collines
chauves et monotones, el, dans le pays des grandes solitudes, c'est le voisinage immédiat d une ville avec
le retentissement de ses commérages et le frottement de ses intérêts. On aurait pu racheter une position
si mal choisie par la hardiesse, la beauté ou même par l'étrangeté de l'architecture; mais jugez-en. Dans
une enceinte monotone de murs blanchis à la chaux, sont disposées régulièrement une dizaine de mai-
sonnettes, n'ayant qu'un rez-de-chaussée, sans fenêtres, et dont la porle s'ouvre sur un jardinet; on dirait
un hospice de fous, avec ses petites maisons.

Un seys, ou palefrenier, cpii nous a ouvert la porte, nous conduit dans celle de ces cases qui nous
est assignée. Si nos rêves orientaux ne s'étaient pas dissipés à l'aspect de cet ensemble bourgeois, ils s'éva-
nouiraient complètement à la vue d'une bonne anglaise, qui, en costume de maid de Londres, vient
nous proposer de prendre le thé avec l'accent du Strand. Nous acceptons, n'ayant pas dîné, et avertis
que Milady ne peut nous recevoir qu'à minuit. Cette heure étrange fait renaître le rêve oriental dans
notre imagination, et, à l'heure des fantômes, nous sommes introduits dans la chambre de notre
hôtesse. Il y fait assez sombre; mais, les yeux s'habiluant à celle demi-teinte, je distingue une grande
femme coiffée d'un turban el vêtue de blanc. Elle s'avance au-devant de nous avec des airs majestueux
un peu empruntés. Elle est de haute taille, sa figure est longue et osseuse, le nez busqué, la bouche avancée,
les traits fatigués. li,lle est affublée d'étoffes orientales, et je me demande pourquoi ce costume, porté
d'ailleurs avec aisance, est gauche, incohérent et gênant à la vue. Peut-être" qu'un costume d'homme
porté par une femme et arrangé par une Anglaise ne peut être autrement : au lieu de l'ampleur, on y
sent la surcharge; au lieu de la magnificence, l'oripeau. L'ameublement de la chambre a le même défaut
d'appropriation; des meubles orientaux disposés suivant les usages anglais, un bric-à-brac de touriste,
un joujou.

Après le premier embarras de l'entrevue, la conversation prend une tournure plus enjouée, et se
dirige, par les soins de lady Esther, mais comme d'elle-même, sur les sujets qu'elle sait les plus propres
 
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