L'ART DÉCORATIF
pas plus nettement l'empreinte de leurs auteurs,
pourquoi tous ces artistes, qui cherchent ou
prétendent chercher, ne sont pas encore par-
venus à construire une bonne chaise ou à
établir une tenture satisfaisante. Je crois que
cette infériorité tient à deux causes qui sont
d'ailleurs étroitement liées entre elles: d'abord
le «modem style» doit être zT/z 7/zz?/7Ad;
ensuite les artistes qui s'adonnent â ce style
tentent de suppléer par l'improvisation à l'édu-
cation professionnelle qui leur manque; ils ne
respectent pas la nature de la matière qu'ils
travaillent et se préoccupent trop peu de la
destination de l'objet fabriqué.
Le mobilier de style moderne nous frappe
par la sécheresse des lignes et l'acuité des tons.
Nous n'y trouverons pas d'équilibre savant ni
des nuances recherchées. Tout décèle la rapi-
dité de l'exécution : c'est qu'il faut produire à
bon marché et rapidement. Les velours imprimés,
les cretonnes aux larges dessins attestent ce
souci de livrer l'article à bas prix. La fausse
élégance des petites tables impitoyablement
vertes et des étagères à pieds élevés, l'illusion
des vernis imitant la laque nous montrent bien
quel fut le point de départ des créateurs de ce
style; ils ont voulu réaliser l'ameublement
démocratique, fournir au peuple un mobilier
rationnel et pas cher. Ils se préoccupaient
donc assez peu de la beauté; ils étaient les dignes
successeurs de ceux qui imaginèrent ce meuble
essentiellement populaire et laid : l'armoire à
glace.
Il serait intéressant de savoir quel en fut
l'inventeur; ce fut certainement un fin psycho-
logue; il connaissaitadmirablementl'âme vaniteuse
et puérile des foules, celui qui offrit à la petite
population des villes ce meuble extravagant et
hideux, ce meuble qui semblait résumerl'élégance
de la psyché, la solidité de l'armoire familiale et
le confortable de la commode. Trois meubles
en un seul! Tel fut le principe de ce créateur
malfaisant et génial, et si j'insiste sur ce fait,
c'est que le mobilier de style moderne
semble conçu dans le même esprit. Nous y
trouvons des lits qui sont des étagères, des
buffets qui sont des bibliothèques, des lampes
qui sont des casiers à musique. Partout c'est
la préoccupation de remplacer deux ou trois
meubles par un seul.
C'est l'extravagance voulue et préméditée pour
arriver au bon marché — et aussi pour étonner
le public. Car il est plus aisé de l'enthousiasmer
par le «bizarre» que d'oifrir de la beauté à son
admiration.
La beauté d'un meuble consiste essentielle-
ment dans l'heureux choix des lignes, dans
l'harmonieuse disposition des plans, dans l'amé-
nagement pratique de l'intérieur, dans la solidité
et dans l'équilibre de l'ensemble. Connaissez-
vous un meuble de «modem style» qui réponde
à ces conditions? Demandez quelques renseigne-
ments aux tapissiers qui font le plus d'efforts
pour acclimater en France ce style; le plus
connu d'entre eux répète à qui veut l'entendre
qu'il n'est jamais sûr en ouvrant le tiroir d'un
meuble moderne que tout ne va pas se décoller.
Il vous dira l'histoire des secrétaires qui tombent
tout à coup en morceaux et des tables qui chancellent
et s'écroulent. Tous ces meubles ne sont pas
rwz-y/z'zzz'zT parce que la loi du bon marché presse
tout le monde. Pour reproduire des mobiliers
anciens, l'on possède des mesures, des propor-
tions, l'on connait la structure intime; il n'est
pas besoin de recherches ni d'études. Pour
au contraire, il faudrait une longue
préparation ; qui donc ale temps de s'y soumettre?
Où est l'amateur qui dirait à quelques hommes
intelligents: «Faites-moi une chambre à coucher;
ne vous pressez pas de me la livrer; méditez;
composez; ne craignez pas de faire des essais;
je conçois qu'une période d'apprentissage et de
tâtonnements vous est nécessaire». Un pareil
homme nous semblerait extraordinaire; il lut
un temps cependant où des artistes passaient
des mois et des années à ciseler un colfret ou
à parfaire une table.
Mais cette époque est passée; l'on se rue
aujourd'hui vers les magasins; l'on choisit dans
le stock des marchandises et l'on paie; un
intérieur ne répond que rarement à la personna-
lité de celui qui l'habite; rien de ce qui s'y trouve
n'a été fait pour lui. Ces conditions réduisent
les ouvriers à la banalité; l'on ne demande plus
à une œuvre de plaire à quelqu'un; il faut
qu'elle ne choque personne.
Telle est la doctrine imposée aux ouvriers;
ce fut alors que les «artistes», — peintres, sculp-
teurs et même architectes —, s'avisèrent de
relever la décoration; comme les ouvriers faisaient
des œuvres banales, ils s'efforcèrent de créer du
«bizarre»; ils y parvinrent facilement et natu-
rellement.
Dans leur ignorance absolue, ils voulurent
faire rendre aux différentes matières ce qu'elles
étaient incapables d'exprimer. L'un créa des
sièges où le bois était traité comme de la
terre glaise, et ce furent d'extraordinaires agenouille-
ments de femmes sur la tête desquelles l'on
s'asseyait. Un autre, — doué d'ailleurs d'un
grand talent — nuança artificiellement le bois,
le maquilla de couleurs tendres et obtint ainsi
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pas plus nettement l'empreinte de leurs auteurs,
pourquoi tous ces artistes, qui cherchent ou
prétendent chercher, ne sont pas encore par-
venus à construire une bonne chaise ou à
établir une tenture satisfaisante. Je crois que
cette infériorité tient à deux causes qui sont
d'ailleurs étroitement liées entre elles: d'abord
le «modem style» doit être zT/z 7/zz?/7Ad;
ensuite les artistes qui s'adonnent â ce style
tentent de suppléer par l'improvisation à l'édu-
cation professionnelle qui leur manque; ils ne
respectent pas la nature de la matière qu'ils
travaillent et se préoccupent trop peu de la
destination de l'objet fabriqué.
Le mobilier de style moderne nous frappe
par la sécheresse des lignes et l'acuité des tons.
Nous n'y trouverons pas d'équilibre savant ni
des nuances recherchées. Tout décèle la rapi-
dité de l'exécution : c'est qu'il faut produire à
bon marché et rapidement. Les velours imprimés,
les cretonnes aux larges dessins attestent ce
souci de livrer l'article à bas prix. La fausse
élégance des petites tables impitoyablement
vertes et des étagères à pieds élevés, l'illusion
des vernis imitant la laque nous montrent bien
quel fut le point de départ des créateurs de ce
style; ils ont voulu réaliser l'ameublement
démocratique, fournir au peuple un mobilier
rationnel et pas cher. Ils se préoccupaient
donc assez peu de la beauté; ils étaient les dignes
successeurs de ceux qui imaginèrent ce meuble
essentiellement populaire et laid : l'armoire à
glace.
Il serait intéressant de savoir quel en fut
l'inventeur; ce fut certainement un fin psycho-
logue; il connaissaitadmirablementl'âme vaniteuse
et puérile des foules, celui qui offrit à la petite
population des villes ce meuble extravagant et
hideux, ce meuble qui semblait résumerl'élégance
de la psyché, la solidité de l'armoire familiale et
le confortable de la commode. Trois meubles
en un seul! Tel fut le principe de ce créateur
malfaisant et génial, et si j'insiste sur ce fait,
c'est que le mobilier de style moderne
semble conçu dans le même esprit. Nous y
trouvons des lits qui sont des étagères, des
buffets qui sont des bibliothèques, des lampes
qui sont des casiers à musique. Partout c'est
la préoccupation de remplacer deux ou trois
meubles par un seul.
C'est l'extravagance voulue et préméditée pour
arriver au bon marché — et aussi pour étonner
le public. Car il est plus aisé de l'enthousiasmer
par le «bizarre» que d'oifrir de la beauté à son
admiration.
La beauté d'un meuble consiste essentielle-
ment dans l'heureux choix des lignes, dans
l'harmonieuse disposition des plans, dans l'amé-
nagement pratique de l'intérieur, dans la solidité
et dans l'équilibre de l'ensemble. Connaissez-
vous un meuble de «modem style» qui réponde
à ces conditions? Demandez quelques renseigne-
ments aux tapissiers qui font le plus d'efforts
pour acclimater en France ce style; le plus
connu d'entre eux répète à qui veut l'entendre
qu'il n'est jamais sûr en ouvrant le tiroir d'un
meuble moderne que tout ne va pas se décoller.
Il vous dira l'histoire des secrétaires qui tombent
tout à coup en morceaux et des tables qui chancellent
et s'écroulent. Tous ces meubles ne sont pas
rwz-y/z'zzz'zT parce que la loi du bon marché presse
tout le monde. Pour reproduire des mobiliers
anciens, l'on possède des mesures, des propor-
tions, l'on connait la structure intime; il n'est
pas besoin de recherches ni d'études. Pour
au contraire, il faudrait une longue
préparation ; qui donc ale temps de s'y soumettre?
Où est l'amateur qui dirait à quelques hommes
intelligents: «Faites-moi une chambre à coucher;
ne vous pressez pas de me la livrer; méditez;
composez; ne craignez pas de faire des essais;
je conçois qu'une période d'apprentissage et de
tâtonnements vous est nécessaire». Un pareil
homme nous semblerait extraordinaire; il lut
un temps cependant où des artistes passaient
des mois et des années à ciseler un colfret ou
à parfaire une table.
Mais cette époque est passée; l'on se rue
aujourd'hui vers les magasins; l'on choisit dans
le stock des marchandises et l'on paie; un
intérieur ne répond que rarement à la personna-
lité de celui qui l'habite; rien de ce qui s'y trouve
n'a été fait pour lui. Ces conditions réduisent
les ouvriers à la banalité; l'on ne demande plus
à une œuvre de plaire à quelqu'un; il faut
qu'elle ne choque personne.
Telle est la doctrine imposée aux ouvriers;
ce fut alors que les «artistes», — peintres, sculp-
teurs et même architectes —, s'avisèrent de
relever la décoration; comme les ouvriers faisaient
des œuvres banales, ils s'efforcèrent de créer du
«bizarre»; ils y parvinrent facilement et natu-
rellement.
Dans leur ignorance absolue, ils voulurent
faire rendre aux différentes matières ce qu'elles
étaient incapables d'exprimer. L'un créa des
sièges où le bois était traité comme de la
terre glaise, et ce furent d'extraordinaires agenouille-
ments de femmes sur la tête desquelles l'on
s'asseyait. Un autre, — doué d'ailleurs d'un
grand talent — nuança artificiellement le bois,
le maquilla de couleurs tendres et obtint ainsi
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