N°25
OCTOBRE 1900
L'ART DÉCORATIF
LES BIJOUTIERS MODERNES
A L'EXPOSITION UNIVERSELLE
GEORGES FOUQUET
ON confrère Léon Riotor me permettra
de lui emprunter le titre de l'article qu'il
écrivait ici même voilà deux mois et de donner
à mon tour, avec moins d'autorité et de lyrisme,
mon opinion sur notre moderne bijouterie. Les
lecteurs de cette revue n'ont pas oublié, sans
doute, la page rayonnante dans laquelle M. Rio-
tor, après des considérations très subtiles et
de prestigieuses descriptions, évoquait à leurs
yeux la femme de demain, cuirassée de métaux,
casquée de pierreries, s'avançant au cliquetis
de ses bracelets, mystérieuse et hiératique,
comme quelque reine de Saba. La contem-
plation des joyaux de Lalique, l'étude du plus
agile et du plus complexe génie décoratif de
notre époque justifiaient certes l'éloquence des
périodes et la splendeur de l'apparition finale.
Tous les stylistes se sont essayés à décrire
précieusement les merveilles de (( l'orfèvre-
poète )) ; tous les sertisseurs de mots ont pré-
tendu rivaliser avec ce sertisseur de gemmes.
Tous ont voulu saluer en lui sur le mode
lyrique le rénovateur de la parure féminine.
Jamais tendance nouvelle ne s'était d'ail-
leurs affirmée avec plus d'éclat, jamais idéal
entrevu ne s'était réalisé plus pleinement, dans
un œuvre plus ample et plus somptueux. La
bijouterie, sous le second empire, offrait un
spectacle pénible. Elle n'avait ni la curiosité
des formes, ni le souci des couleurs, elle se
bornait à (( monter)) des diamants dont la valeur
commerciale offensait les délicats comme un
luxe de parvenu. L'art si vivant au cours des
siècles n'était plus qu'un ensemble de pratiques
routinières, qu'un plat et insipide métier. C'est
alors qu'apparut René Lalique. Son esprit
inquiet et sensible, successivement tourné vers
la tradition, vers la nature et vers le rêve,
trouva dans ces trois sources d'inspiration les
éléments d'un art nouveau. Cet art rappelait
certes celui des orfèvres antérieurs, celui que
nous ont découvert les fouilles égyptiennes ou
étrusques, celui qui fut la grâce magnifique de
notre Renaissance française; mais l'apport de
l'âme contemporaine lui donnait une saveur
originale; il était plus riche, plus aigu, plus
troublant et, comme dit Shakespeare, «fait de
l'essence de plus de choses )). Les délicats
remercièrent le jeune maître d'avoir restitué à
la joaillerie son antique éclat et ses titres de
noblesse, d'avoir ressuscité dans la complexité
d'un génie moderne tous les aspects du passé
lapidaire. Ils lui vouèrent pour cela une admi-
ration fervente; ils attachèrent son nom à
toutes les recherches tentées par la suite dans
la voie qu'il avait tracée.
Mais il ne faut pas s'hypnotiser dans la
contemplation d'un seul artiste, même incom-
I
1
OCTOBRE 1900
L'ART DÉCORATIF
LES BIJOUTIERS MODERNES
A L'EXPOSITION UNIVERSELLE
GEORGES FOUQUET
ON confrère Léon Riotor me permettra
de lui emprunter le titre de l'article qu'il
écrivait ici même voilà deux mois et de donner
à mon tour, avec moins d'autorité et de lyrisme,
mon opinion sur notre moderne bijouterie. Les
lecteurs de cette revue n'ont pas oublié, sans
doute, la page rayonnante dans laquelle M. Rio-
tor, après des considérations très subtiles et
de prestigieuses descriptions, évoquait à leurs
yeux la femme de demain, cuirassée de métaux,
casquée de pierreries, s'avançant au cliquetis
de ses bracelets, mystérieuse et hiératique,
comme quelque reine de Saba. La contem-
plation des joyaux de Lalique, l'étude du plus
agile et du plus complexe génie décoratif de
notre époque justifiaient certes l'éloquence des
périodes et la splendeur de l'apparition finale.
Tous les stylistes se sont essayés à décrire
précieusement les merveilles de (( l'orfèvre-
poète )) ; tous les sertisseurs de mots ont pré-
tendu rivaliser avec ce sertisseur de gemmes.
Tous ont voulu saluer en lui sur le mode
lyrique le rénovateur de la parure féminine.
Jamais tendance nouvelle ne s'était d'ail-
leurs affirmée avec plus d'éclat, jamais idéal
entrevu ne s'était réalisé plus pleinement, dans
un œuvre plus ample et plus somptueux. La
bijouterie, sous le second empire, offrait un
spectacle pénible. Elle n'avait ni la curiosité
des formes, ni le souci des couleurs, elle se
bornait à (( monter)) des diamants dont la valeur
commerciale offensait les délicats comme un
luxe de parvenu. L'art si vivant au cours des
siècles n'était plus qu'un ensemble de pratiques
routinières, qu'un plat et insipide métier. C'est
alors qu'apparut René Lalique. Son esprit
inquiet et sensible, successivement tourné vers
la tradition, vers la nature et vers le rêve,
trouva dans ces trois sources d'inspiration les
éléments d'un art nouveau. Cet art rappelait
certes celui des orfèvres antérieurs, celui que
nous ont découvert les fouilles égyptiennes ou
étrusques, celui qui fut la grâce magnifique de
notre Renaissance française; mais l'apport de
l'âme contemporaine lui donnait une saveur
originale; il était plus riche, plus aigu, plus
troublant et, comme dit Shakespeare, «fait de
l'essence de plus de choses )). Les délicats
remercièrent le jeune maître d'avoir restitué à
la joaillerie son antique éclat et ses titres de
noblesse, d'avoir ressuscité dans la complexité
d'un génie moderne tous les aspects du passé
lapidaire. Ils lui vouèrent pour cela une admi-
ration fervente; ils attachèrent son nom à
toutes les recherches tentées par la suite dans
la voie qu'il avait tracée.
Mais il ne faut pas s'hypnotiser dans la
contemplation d'un seul artiste, même incom-
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