L'ART DÉCORATIF
MARS 1901
familière, amie, qui soit à notre mesure et qui
porte notre empreinte, la campagne des courtes
villégiatures et des dimanches aux environs de
Paris. M. d'Espagnat a bien compris cette aspi-
ration et ce besoin. En évitant les contrastes
grinçants et les traits vulgaires dont abonde le
paysage de banlieue, il a peint des sites larges,
lumineux, aérés, des coins de parc, des berges
fleuries, des eaux transparentes et, dans la de-
meure citadine, ses toiles ont apporté la vision
d'une nature toute proche, accueillante, aux
lignes harmonieuses et simples.
Nous y retrouvons les figures rencontrées
au cours de la dernière partie de bicyclette ou
de canot. Des femmes vêtues de claires étoffes
se promènent dans l'ombre bleue des arbres,
étalent parmi l'herbe les « provisions » d'un
déjeuner champêtre, se penchent au bord d'un
bateau sur la moire mouvante du fleuve, feuil-
lettent un livre, cousent ou font de la broderie.
Les cheveux abondants et crépelés, la chair
rose, le visage d'une gentillesse un peu mou-
tonnière, elles ne posent point pour le spec-
tateur, rien dans leur attitude ne sollicite une
attention spéciale, rien dans leur geste ne
prétend révéler une émotion intime. Ces figures
sont là parce qu'elles complètent bien le
paysage, parce qu'elles lui donnent son carac-
tère et sa date, parce que leur jupe, leur che-
misette, leur ombrelle, le ruban de leur chapeau
canotier ajoutent une note heureuse à la fanfare
de couleurs du plein air, parce que leur grâce
chaude et passive reflète aussi la joie somno-
lente du ciel, des verdures et des ondes. Près
de ces calmes images de femmes, des petites
hiles aux vives silhouettes minaudent et ja-
cassent, bercent leur poupée, piquent des
pavots dans leurs nattes flottantes, jouent au
cerceau, à la corde et mènent des rondes sous
les tilleuls en chantant de délicieuses chansons :
« Il pleut, il pleut, bergère ! — Giroflé Girofla !
— Sur le pont d'Avignon ! — ou les Compagnons
de la Marjolaine. ); Maintenant voilà des marmots
sans nombre, accompagnés du seau de bois et
du cheval de carton. Car notre artiste chérit
surtout les très jeunes enfants. Il s'émerveille
de leur chair si limpide, si douillette et qui
semble gonflée de lait, de leurs yeux « rafraî-
chissants à voir )), de leur bouche molle et bril-
lante comme une heur ; il s'amuse à l'incer-
titude de leur marche, à la gaucherie de leurs
mouvements, à leur étonnement en face des
choses. Il sait le charme de ces mignons, il
conte leurs balbutiements, leurs faux-pas, il les
place au milieu des vastes paysages, sous de Les six panneaux que nous reproduisons ici,
hauts arbres en parasol, et du contraste de tant fragments de la décoration pour le château de
GEORGES D'ESPAGNAT
PANNEAUX DÉCORATIFS
AU CHATEAU DE B.
de grandeur et de tant de petitesse naît une
impression de comique infiniment touchante.
Bénavent, commentent de très aimable façon
les vers du (( Petit Paul )), de (( Georges et
Jeanne )) et ceux-là glissés par Anatole France
entre les proses du « Livre de mon Ami )) :
L'inconnu, f'mconnu divin
Les baigne comme une eau profonde;
On les presse, on leur parle en vain :
Ils habitent un autre monde.
Leurs yeux purs, leurs yeux grands ouverts
S'emplissent de rêves étranges.
Oh ! qu'ils sont beaux ces petits anges
Perdus dans l'antique univers !
Sans doute, avec leur robe lâche à fleu-
rettes et les volants de leur capeline, ces bébés
rappellent un peu les babys de Kate Grenway,
les hgures de keepsake, les vignettes qu'on
échange en Angleterre à l'occasion du Christmas.
M. d'Espagnat a, d'ailleurs, illustré dans cette
manière un poème de Remy de Gourmont, « les
Saintes du Paradis )), puis des cartes et des cata-
logues pour ses propres expositions à la galerie
Durand-Ruel. Mais ses gravures sur bois,
comme ses toiles ou ses fusains réchauffés de
sanguine sont les créations d'un artiste original,
d'un esprit sensible et vraiment curieux de
l'enfance. Aussi bien les décors où s'émeut et
trébuche la grâce puérile semblent-ils dessinés
et peints pour des enfants. Les petits doivent
comprendre M. d'Espagnat et battre des mains
devant ses grandes et brillantes images.
Nous le comprenons aussi ; seulement nous
sommes plus difficiles. M. d'Espagnat possède
certes le sens de la composition. Tous ses
paysages ont une ampleur aisée qui prouve le
décorateur de race. La décoration pour l'appar-
tement de M. Viau, sur le boulevard Haussmann,
est particulièrement heureuse. Elle représente
dans la propriété du distingué collectionneur à
Villennes la promenade au bord de l'eau. Entre
la marge de l'allée montante et les premières
frises de feuillage les troncs des arbres déter-
minent quatre baies irrégulières où s'encadre
une large vision de campagne. C'est une chose
imprévue et charmante que ces quatre fenêtres
ouvertes sur l'horizon vaporeux, sur les prés,
le village, la boucle de la Seine fécondé; il
semble que, par là, dans la salle à manger pari-
sienne, affluent tout l'air, toute la fraîcheur,
toute la clarté, toute l'odeur des jardins et des
champs. Des enfants, des jeunes hiles en deux
groupes symétriques, complètent l'ordonnance
de cette œuvre aimable. «La Pêche à la ligne ))
représentée ici est bien composée encore avec
l'horizon haut, laissant toute l'importance à la
double silhouette des femmes, à la nappe du
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familière, amie, qui soit à notre mesure et qui
porte notre empreinte, la campagne des courtes
villégiatures et des dimanches aux environs de
Paris. M. d'Espagnat a bien compris cette aspi-
ration et ce besoin. En évitant les contrastes
grinçants et les traits vulgaires dont abonde le
paysage de banlieue, il a peint des sites larges,
lumineux, aérés, des coins de parc, des berges
fleuries, des eaux transparentes et, dans la de-
meure citadine, ses toiles ont apporté la vision
d'une nature toute proche, accueillante, aux
lignes harmonieuses et simples.
Nous y retrouvons les figures rencontrées
au cours de la dernière partie de bicyclette ou
de canot. Des femmes vêtues de claires étoffes
se promènent dans l'ombre bleue des arbres,
étalent parmi l'herbe les « provisions » d'un
déjeuner champêtre, se penchent au bord d'un
bateau sur la moire mouvante du fleuve, feuil-
lettent un livre, cousent ou font de la broderie.
Les cheveux abondants et crépelés, la chair
rose, le visage d'une gentillesse un peu mou-
tonnière, elles ne posent point pour le spec-
tateur, rien dans leur attitude ne sollicite une
attention spéciale, rien dans leur geste ne
prétend révéler une émotion intime. Ces figures
sont là parce qu'elles complètent bien le
paysage, parce qu'elles lui donnent son carac-
tère et sa date, parce que leur jupe, leur che-
misette, leur ombrelle, le ruban de leur chapeau
canotier ajoutent une note heureuse à la fanfare
de couleurs du plein air, parce que leur grâce
chaude et passive reflète aussi la joie somno-
lente du ciel, des verdures et des ondes. Près
de ces calmes images de femmes, des petites
hiles aux vives silhouettes minaudent et ja-
cassent, bercent leur poupée, piquent des
pavots dans leurs nattes flottantes, jouent au
cerceau, à la corde et mènent des rondes sous
les tilleuls en chantant de délicieuses chansons :
« Il pleut, il pleut, bergère ! — Giroflé Girofla !
— Sur le pont d'Avignon ! — ou les Compagnons
de la Marjolaine. ); Maintenant voilà des marmots
sans nombre, accompagnés du seau de bois et
du cheval de carton. Car notre artiste chérit
surtout les très jeunes enfants. Il s'émerveille
de leur chair si limpide, si douillette et qui
semble gonflée de lait, de leurs yeux « rafraî-
chissants à voir )), de leur bouche molle et bril-
lante comme une heur ; il s'amuse à l'incer-
titude de leur marche, à la gaucherie de leurs
mouvements, à leur étonnement en face des
choses. Il sait le charme de ces mignons, il
conte leurs balbutiements, leurs faux-pas, il les
place au milieu des vastes paysages, sous de Les six panneaux que nous reproduisons ici,
hauts arbres en parasol, et du contraste de tant fragments de la décoration pour le château de
GEORGES D'ESPAGNAT
PANNEAUX DÉCORATIFS
AU CHATEAU DE B.
de grandeur et de tant de petitesse naît une
impression de comique infiniment touchante.
Bénavent, commentent de très aimable façon
les vers du (( Petit Paul )), de (( Georges et
Jeanne )) et ceux-là glissés par Anatole France
entre les proses du « Livre de mon Ami )) :
L'inconnu, f'mconnu divin
Les baigne comme une eau profonde;
On les presse, on leur parle en vain :
Ils habitent un autre monde.
Leurs yeux purs, leurs yeux grands ouverts
S'emplissent de rêves étranges.
Oh ! qu'ils sont beaux ces petits anges
Perdus dans l'antique univers !
Sans doute, avec leur robe lâche à fleu-
rettes et les volants de leur capeline, ces bébés
rappellent un peu les babys de Kate Grenway,
les hgures de keepsake, les vignettes qu'on
échange en Angleterre à l'occasion du Christmas.
M. d'Espagnat a, d'ailleurs, illustré dans cette
manière un poème de Remy de Gourmont, « les
Saintes du Paradis )), puis des cartes et des cata-
logues pour ses propres expositions à la galerie
Durand-Ruel. Mais ses gravures sur bois,
comme ses toiles ou ses fusains réchauffés de
sanguine sont les créations d'un artiste original,
d'un esprit sensible et vraiment curieux de
l'enfance. Aussi bien les décors où s'émeut et
trébuche la grâce puérile semblent-ils dessinés
et peints pour des enfants. Les petits doivent
comprendre M. d'Espagnat et battre des mains
devant ses grandes et brillantes images.
Nous le comprenons aussi ; seulement nous
sommes plus difficiles. M. d'Espagnat possède
certes le sens de la composition. Tous ses
paysages ont une ampleur aisée qui prouve le
décorateur de race. La décoration pour l'appar-
tement de M. Viau, sur le boulevard Haussmann,
est particulièrement heureuse. Elle représente
dans la propriété du distingué collectionneur à
Villennes la promenade au bord de l'eau. Entre
la marge de l'allée montante et les premières
frises de feuillage les troncs des arbres déter-
minent quatre baies irrégulières où s'encadre
une large vision de campagne. C'est une chose
imprévue et charmante que ces quatre fenêtres
ouvertes sur l'horizon vaporeux, sur les prés,
le village, la boucle de la Seine fécondé; il
semble que, par là, dans la salle à manger pari-
sienne, affluent tout l'air, toute la fraîcheur,
toute la clarté, toute l'odeur des jardins et des
champs. Des enfants, des jeunes hiles en deux
groupes symétriques, complètent l'ordonnance
de cette œuvre aimable. «La Pêche à la ligne ))
représentée ici est bien composée encore avec
l'horizon haut, laissant toute l'importance à la
double silhouette des femmes, à la nappe du
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