DISCOURS PRÉLIMINAIRE.
il
générales, vous préservera de cet esprit étroit de spécialité
qui, dans le sujet le plus vaste, ne peut et ne veut voir
qu'un point; et d'autre part votre habitude acquise de cet
esprit de pratique, qui est propre aux médecins, vous fera
reconnaître et saisir les applications vraies et utiles.
« Je devrais être très circonspect concernant vos deux
volumes d'anatomie chirurgicale qui ne sont pas de ma
compétence. Pourtant j'ai, à cet égard, une opinion que
je vous exprime d'autant plus volontiers qu'elle n'a trait
qu'à la classification de votre ouvrage. Au point de vue
spécial des études médicales, je conçois que vous ayez dû
faire entrer dans votre plan l'anatomie chirurgicale, et
j'accorde volontiers que celle-ci entraînât, comme son appli-
cation nécessaire, la médecine opératoire dont elle vous
fournissait l'occasion de donner l'iconographie. Mais au
point de vue général de la science de l'organisation, je suis
fâché, je l'avoue, d'y voir encadrer un sujet purement pra-
tique aussi vaste, et qui interrompt le lien scientifique
entre l'anatomie descriptive et l'anatomie philosophique.
Mais ce qui est un inconvénient bien plus grave1 c'est que,
ici, votre sujet ne vous appartient plus; vous n'en êtes plus
le maître. En anatomie, dans le domaine de la science,
vous étiez chez vous, sur le terrain solide de la nature et
de la vérité, voyant par vous-même, certain de vos impres-
sions et libre dans vos jugemens. En chirurgie, dans le
domaine de l'art pratique, vous êtes chez les autres, sur le
plancher mobile des opinions et des intérêts, flottant au
gré de l'erreur, de l'illusion et de la vogue, souvent obligé
de ne voir que par les yeux suspects d'autrui, et sans cer-
titude pour distinguer la vérité du mensonge. Je sais que
les auteurs sont rarement lihres de faire ce qu'ils vou-
draient et que cette iconographie chirurgicale vous a été
imposée; mais si vous ne pouviez vous dispenser de la
faire, à mon avis, mieux eût valu peut-être en composer
un livre à part.
« lie dernier volume de votre ouvrage, qu'il vous faudra
extraire en entierde votre propre fonds,et qui, suivant que
vous l'aurez compris, pourra être si bon ou si mauvais, est
celui qui me préoccupe le plus pour vous. Toute œuvre d'une
grande étendue se résume par quelques faits généraux qui
sont ce qui reste de l'auteur. Je regrette que vous ayez pris
à cet égard, dans votre introduction, des engagemens trop
nettement spécifiés. Ce que vous ferez alors, vous l'ignorez
vous-même; cela dépendra de ce qu'aura produit la série
de vos travaux comparée avec tous ceux dont la science
se sera enrichie d'ailleurs. Vous ne pouvez savoir dès le
premier jour quel sera votre dernier mot. Laissez le temps
mûrir l'œuvre commune: ce que vous aurez à dire à la fin
se présentera de soi-même.
« En somme, et pour l'ensemble, vous avez à reprendre
et à réédifier dans ses bases la science la plus vaste et la
plus imposante, parce qu'elle est le fondement de toutes les
autres, la science de l'homme. Votre sujet est beau ; ne le
gâtez pas. En fouillant ainsi, l'un après l'autre, tous les
replis du grand organisme de l'homme et les comparant
avec ceux des êtres vivans placés au-dessous de lui, il se
peut que vous trouviez une idée générale, simple et vraie
qui résume tous les faits et les féconde l'un par l'autre. S'il
se présente à vous quelque aperçu de ce genre, saisissez-
le. Il imprimera à toute votre œuvre, deux caractères pré-
cieux, la clarté dans les détails et l'unité dans l'ensemble.
Mais gardez-vous à cet égard de toute illusion. Écartez
les points de vue de détails, incomplets et par cela même
stériles. Mais surtout évitez ces prétendues grandes vues
philosophiques comme il nous en vient tant de l'Allemagne
à la suite d'Oken, véritables débauches d'imagination, en
désaccord avec les observations et les faits précieux qu'elles
ont la prétention de généraliser. Il n'y a rien de bon à
attendre de ces conceptions alambiquées qui souvent ne
sont fondées sur rien de réel, ne se prêtent à aucune bonne
application, dispersent les idées au lieu de les concentrer,
faussent l'esprit qu'elles remplissent de chimères et le dé-
tournent des études sérieuses et utiles.
« Enfin, soignez votre œuvre dans toutes ses parties. Que
l'on puisse dire de vous, ce qui est rare dans les travaux de
longue haleine, que mettant à profit de jour en jour l'expé-
rience acquise, loin d'accuser de votre part la fatigue ou
le découragement, votre ouvrage, dans son cours, n'a fait
que gagner, du commencement à la fin, en perfection et en
exactitude. En toutes choses, il n'y a que les œuvres con-
sciencieuses et bien faites jusqu'au bout, qui survivent à
leurs auteurs. Tâchez donc de nous élever un beau monu-
ment iconographique de la science de l'homme à notre
époque. J'ai confiance que vous le pourrez. Un pareil tra-
vail vous ferait grand honneur et serait dignement récom-
pensé. Du reste, vous y serez grandement encouragé de
toutes les manières; et je m'y emploierai de tous mes
moyens. »
Tels sont, dans leur ensemble, les conseils si sages et
les encouragernens paternels que j'ai reçus de G. Cuvier,
au début de cet ouvrage, et qu'il m'a répétés plusieurs fois
dans divers entretiens. Si ce nesont là ses paroles expresses,
du moins en est-ce le sens fidèlement reproduit. J'ai gardé
religieusement en mémoire ces préceptes du plus illustre
des savans de notre âge, et j'ai tâché de les mettre à profit.
Mais comme ils renferment de précieux enseignemens, je
les ai considérés comme un legs que je devais transmettre
à d'autres. C'est dans ce but que j'ai cru devoir les consi-
gner ici. J'espère que le lecteur ne m'en saura pas mau-
vais gré.
Et maintenant, sur le point de terminer mon travail
dont je possède tous les matériaux, rapprochant ce que
j'ai fait de ce que je m'étais proposé de faire, puisse le
public reconnaître que je n'ai pas failli à ma tâche comme
la fortune a menti aux succès qu'un homme supérieur
m'en avait prédits. Hélas! Cuvier jugeait du cœur et de
l'intelligence des autres par les siens propres. Mais tout
le monde a-t-il le cœur et l'intelligence de Cuvier ! Avec
lui j'ai tout perdu. Au lieu de cette heureuse carrière qui
lui avait souri pour moi, qu'ai-je trouvé? Des dégoûts,
des obstacles, des intrigues, une ligue occulte de répulsions
il
générales, vous préservera de cet esprit étroit de spécialité
qui, dans le sujet le plus vaste, ne peut et ne veut voir
qu'un point; et d'autre part votre habitude acquise de cet
esprit de pratique, qui est propre aux médecins, vous fera
reconnaître et saisir les applications vraies et utiles.
« Je devrais être très circonspect concernant vos deux
volumes d'anatomie chirurgicale qui ne sont pas de ma
compétence. Pourtant j'ai, à cet égard, une opinion que
je vous exprime d'autant plus volontiers qu'elle n'a trait
qu'à la classification de votre ouvrage. Au point de vue
spécial des études médicales, je conçois que vous ayez dû
faire entrer dans votre plan l'anatomie chirurgicale, et
j'accorde volontiers que celle-ci entraînât, comme son appli-
cation nécessaire, la médecine opératoire dont elle vous
fournissait l'occasion de donner l'iconographie. Mais au
point de vue général de la science de l'organisation, je suis
fâché, je l'avoue, d'y voir encadrer un sujet purement pra-
tique aussi vaste, et qui interrompt le lien scientifique
entre l'anatomie descriptive et l'anatomie philosophique.
Mais ce qui est un inconvénient bien plus grave1 c'est que,
ici, votre sujet ne vous appartient plus; vous n'en êtes plus
le maître. En anatomie, dans le domaine de la science,
vous étiez chez vous, sur le terrain solide de la nature et
de la vérité, voyant par vous-même, certain de vos impres-
sions et libre dans vos jugemens. En chirurgie, dans le
domaine de l'art pratique, vous êtes chez les autres, sur le
plancher mobile des opinions et des intérêts, flottant au
gré de l'erreur, de l'illusion et de la vogue, souvent obligé
de ne voir que par les yeux suspects d'autrui, et sans cer-
titude pour distinguer la vérité du mensonge. Je sais que
les auteurs sont rarement lihres de faire ce qu'ils vou-
draient et que cette iconographie chirurgicale vous a été
imposée; mais si vous ne pouviez vous dispenser de la
faire, à mon avis, mieux eût valu peut-être en composer
un livre à part.
« lie dernier volume de votre ouvrage, qu'il vous faudra
extraire en entierde votre propre fonds,et qui, suivant que
vous l'aurez compris, pourra être si bon ou si mauvais, est
celui qui me préoccupe le plus pour vous. Toute œuvre d'une
grande étendue se résume par quelques faits généraux qui
sont ce qui reste de l'auteur. Je regrette que vous ayez pris
à cet égard, dans votre introduction, des engagemens trop
nettement spécifiés. Ce que vous ferez alors, vous l'ignorez
vous-même; cela dépendra de ce qu'aura produit la série
de vos travaux comparée avec tous ceux dont la science
se sera enrichie d'ailleurs. Vous ne pouvez savoir dès le
premier jour quel sera votre dernier mot. Laissez le temps
mûrir l'œuvre commune: ce que vous aurez à dire à la fin
se présentera de soi-même.
« En somme, et pour l'ensemble, vous avez à reprendre
et à réédifier dans ses bases la science la plus vaste et la
plus imposante, parce qu'elle est le fondement de toutes les
autres, la science de l'homme. Votre sujet est beau ; ne le
gâtez pas. En fouillant ainsi, l'un après l'autre, tous les
replis du grand organisme de l'homme et les comparant
avec ceux des êtres vivans placés au-dessous de lui, il se
peut que vous trouviez une idée générale, simple et vraie
qui résume tous les faits et les féconde l'un par l'autre. S'il
se présente à vous quelque aperçu de ce genre, saisissez-
le. Il imprimera à toute votre œuvre, deux caractères pré-
cieux, la clarté dans les détails et l'unité dans l'ensemble.
Mais gardez-vous à cet égard de toute illusion. Écartez
les points de vue de détails, incomplets et par cela même
stériles. Mais surtout évitez ces prétendues grandes vues
philosophiques comme il nous en vient tant de l'Allemagne
à la suite d'Oken, véritables débauches d'imagination, en
désaccord avec les observations et les faits précieux qu'elles
ont la prétention de généraliser. Il n'y a rien de bon à
attendre de ces conceptions alambiquées qui souvent ne
sont fondées sur rien de réel, ne se prêtent à aucune bonne
application, dispersent les idées au lieu de les concentrer,
faussent l'esprit qu'elles remplissent de chimères et le dé-
tournent des études sérieuses et utiles.
« Enfin, soignez votre œuvre dans toutes ses parties. Que
l'on puisse dire de vous, ce qui est rare dans les travaux de
longue haleine, que mettant à profit de jour en jour l'expé-
rience acquise, loin d'accuser de votre part la fatigue ou
le découragement, votre ouvrage, dans son cours, n'a fait
que gagner, du commencement à la fin, en perfection et en
exactitude. En toutes choses, il n'y a que les œuvres con-
sciencieuses et bien faites jusqu'au bout, qui survivent à
leurs auteurs. Tâchez donc de nous élever un beau monu-
ment iconographique de la science de l'homme à notre
époque. J'ai confiance que vous le pourrez. Un pareil tra-
vail vous ferait grand honneur et serait dignement récom-
pensé. Du reste, vous y serez grandement encouragé de
toutes les manières; et je m'y emploierai de tous mes
moyens. »
Tels sont, dans leur ensemble, les conseils si sages et
les encouragernens paternels que j'ai reçus de G. Cuvier,
au début de cet ouvrage, et qu'il m'a répétés plusieurs fois
dans divers entretiens. Si ce nesont là ses paroles expresses,
du moins en est-ce le sens fidèlement reproduit. J'ai gardé
religieusement en mémoire ces préceptes du plus illustre
des savans de notre âge, et j'ai tâché de les mettre à profit.
Mais comme ils renferment de précieux enseignemens, je
les ai considérés comme un legs que je devais transmettre
à d'autres. C'est dans ce but que j'ai cru devoir les consi-
gner ici. J'espère que le lecteur ne m'en saura pas mau-
vais gré.
Et maintenant, sur le point de terminer mon travail
dont je possède tous les matériaux, rapprochant ce que
j'ai fait de ce que je m'étais proposé de faire, puisse le
public reconnaître que je n'ai pas failli à ma tâche comme
la fortune a menti aux succès qu'un homme supérieur
m'en avait prédits. Hélas! Cuvier jugeait du cœur et de
l'intelligence des autres par les siens propres. Mais tout
le monde a-t-il le cœur et l'intelligence de Cuvier ! Avec
lui j'ai tout perdu. Au lieu de cette heureuse carrière qui
lui avait souri pour moi, qu'ai-je trouvé? Des dégoûts,
des obstacles, des intrigues, une ligue occulte de répulsions