Bulletin de l' art pour tous (1904)

L'ART-POUR

-N 1 o /f

43e Année

ENCYCLOPEDIE DE LARTINDUSTRIEL ET DECORATIF

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FONDÉ PAR ÉMILE REIBER
Directeur : Henry CUÉDY, architecte (S. A.

LiJbrairies-lmprlmeries réunie

ArvcienaeT'lai.Son Alor&l
PARIS

7, rue Saint-Benoît

Janvier 1904

LES MONSTRES DANS L’ART

Il n'est point de serpent, point de monstre odieux
Qui par l’Art imité ne puisse plaire aux yeux,

(Boileau, Art poétique.)

J’en demande pardon à Boileau, mais « plaire
aux yeux » ne suffit pas; l’œuvre d’art doit
plaire aux yeux, cela est évident, il faut
qu’elle attire, qu’elle se fasse regarder,
mais ensuite et surtout elle doit satisfaire
a raison.

De tout temps, l’art s’est plu à créer
des monstres, c’est-à-dire des êtres en
dehors des lois de la nature; ces créations
fantaisistes donnent parfois des résultats
très heureux, des chefs-d’œuvre même
leur sont dus ; un grand nombre, néan-
moins, de ces productions sont loin de
satisfaire la raison : quelques-unes, au
contraire, tout en étant extra-naturelles,
ont un caractère de vérité indéniable et
la raison les reconnaît comme parfaitement
vraisemblables.

Les principales créations de ce genre, tout le

Les animaux composés de corps, têtes, pattes
empruntées à des espèces différentes : Chimères,
Griffons, Sphinx...

Les êlres, humains ou autres, ailés.

Les êtres humains à corps d’animaux : Cen-
taures, Minotaures, etc.

Les êtres humains à pied de bouc : Satyres,
Faunes...

D’après Clodion.

monde les connaît, sont: les animaux à plusieurs
têtes, cerbères, dragons, etc.

D’après l’antique.

Si l’on cherche à reconstituer le squelette de
ces différents êtres fantastiques, on en trouvera
quelques-uns de parfaitement possibles et logi-
ques, les autres, au contraire, rebelles à toute
construction normale.

Essayons, par exemple, de retrouver l’épaule
d’un personnage ailé : l’aile de l’oiseau est
un bras, on y retrouve tous les carac-
tères du bras humain, l’humérus de l’aile
s’emboîte à l’omoplate lout comme le bras
humain et comme la jambe de devant des qua-
drupèdes ; il faut donc, pour doter
d’une aile un quadrupède ou un être
humain, dédoubler l’articulation omo-
plato-humérale pour recevoir d’un
côté le bras, si c’est un être humain
ou la jambe de devant si c’est un
quadrupède, et de l’autre ce se-
cond bras qu’est l’aile. Il y a là une
violation des lois naturelles qui tor-
ture la cervelle et répugne absolument
à la raison.

Le Centaure est pire encore !

Le corps du cheval complet jus-
qu’aux omoplates : là, il faut admettre
qu’un bassin humain vient se super-
poser?... donnant naissance à un nou-
veau corps avec tous les organes
internes et externes que l’on a déjà
trouvés dans le corps du cheval!... Ah!
non, par exemple !

Un seul de ces êtres extra-naturels est
tout à ait admissible, c’est le faune ou

satyre : comme on peut le voir par le
croquis ci-joint d’une faunesse de Clodion, le
pied de bouc se raccorde très logiquement
à la jambe humaine : il y a modification de
forme, mais la construction est absolument
normale.

Un être de ce genre pourrait parfaitement
exister, il est vraisemblable.

L’être humain ailé, c’est-à-dire qui a
quatre bras, ne peut exister, non plus que le
Brahma de l’Inde, non plus que le Griffon,
le Cerbère, la Chimère, le Sphynx, ni le
Centaure : ces êtres sont faux et choquent
la raison.

Cela n’empêche pas le monument de
Delacroix, par Dalou, qui resplendit au
Jardin du Luxembourg et que rappelle
le croquis ci-joint, d’être une admirable
chose; l’idée est merveilleuse, supérieu-
rement claire, les lignes sont décora-
tives au plus haut degré, tout cela plaît à
l’œil, satisfait la raison... Sauf les ailes du
Temps.

De même le Centaure de Barye, qu’on a eu
l’heureuse idée de placer sur le terre-plein du

pont Sully, près de la maison où est mort le
grand artiste. Ce groupe est prodigieux de mou-

BULLETIN DE L’ART POUR TOUS. — N° 217.