IV 217
BULLETIN DE L’ART POUR TOUS
vement, de vie. Les lignes sont combinées de la
façon la plus heureuse... Mais il y a ce bassin,
planté sur des épaules !
E. ValtoN;
Président de la Société des Artistes
indépendants.
ÉCHOS
Notre directeur, M. Henry Guédy, vient d’élre
chargé par le président du Comité d’organisation
du deuxième Congrès international de l’ensei-
gnement du dessin, M. Léon Genoud, député
de Fribourg, de traiter, au prochain Congrès de
Berne, la question vitale de l’enseignement du
dessin : le recrutement des professeurs, les
examens qui en sont la conséquence et les
améliorations que l’on pourrait y apporter.
M. Henry Guédy a accepté en principe de traiter
celte question, qui sera en quelque sorte le
résumé de l’ouvrage (1) qu’il va faire paraître
prochainement sur ce sujet.
LES GRANDS PEINTRES
Andréa del Castagno
Suite et fin (2)
A peine le bruit de cette découverte fut-il ré-
pandu en Italie qu’il se fit une grande rumeur
parmi les hommes d’art; c’était presque l’im-
primerie de la peinture. Un grand crime vint lui
prêter un sombre éclat.
A peu près à ce moment vivait dans un petit
village appelé il Castagno, situé sur le terri-
toire de Florence, un enfant d’un caractère
étrange et sombre. Cet enfant avait perdu son
père et sa mère dès ses premières années, et il
fut recueilli par un oncle qui l’envoya garder les
troupeaux : il était si hardi, si terrible et si plein
de vigueur, que non seuleme'nt il défendait ses
troupeaux, mais encore toutes les prairies qui
appartenaient à son oncle ; c’était un-enfant dont
les hommes avaient peur ; et quand quelqu’un
disait : ceci appartient à Andrea del Castagno,
tout le monde s’éloignait avSc crainte. Un jour
qu’il était dans les champs, selon sa coutume,
depuis le matin, il fut surpris par une pluie vio-
lente et courut chercher un asile dans un châ-
teau. Dans ce château travaillaient des peintres
ambulants : Andrea alla les voir. Mais à peine,
eut-il aperçu ces tableaux qu’il resta immobile
pendant plusieurs heures à les considérer en
silence ; puis tout à coup, saisissant un morceau
de charbon, il se mit à dessiner sur les murs,
avec un emportement incroyable, des animaux
et des figures d’hommes. Comme ces dessins
portaient je ne sais quel caractère de force et de
grandeur, le bruit en courut bientôt dans toute
la campagne: un gentilhomme florentin, nommé
Bernadelto dei Medici, l’apprit et voulut con-
naître cet enfant : il le fait venir, le fait parler,
et, frappé de la rude vivacité de ses réponses,
il lui demande s’il veut être peintre. Andrea 1
(1) Le Professorat du dessin. 1 vol. in-S°, 500 pages.
Vuibert et Nony, éditeurs, 66, boulevard Saint-Germain.
(2) Voir IMrf pour tous, n° de décembre 1903.
A A A A A A A A A A A A A A A A A
répond qu’il ne désire que cela dans le monde.
Le gentilhomme l’emmenaàFlorence et le plaça
chez un des premiers maîtres du temps : en peu
de mois il devint maître lui-même ; son dessin
avait quelque chose de heurté et de puissant,
ses compositions étaient vigoureuses, sa science
profonde, mois il n’avait pas de coloris; ses ta-
bleaux étaient ternes et sans effet ; personne
n’osait le lui dire, car une fois déjà il avait ré-
pondu à une critique par des injures et un coup
de couteau, et un jour qu’un enfant l’avait par
mégarde dérangé pendant qu’il peignait, il s’était
élancé après ce petit malheureux et l’avait pour-
suivi pendant un quart d’heure. Mais ce que les
autres n’avaient pu lui dire, il se le disait à lui-
même ; il était trop habile clans son art pour en
pas voir toute la faiblesse de sa couleur, et ce
sentiment d’une imperfection qu’il ne pouvait
vaincre le dévorait de rage et d’envie.
Or, à ce moment, un Vénitien nommé Dome-
nico ayant appris le secret de la peinture à
l’huile s’était fait une immense réputation et fut
appelé à Florence pour travailler avec Andrea
del Castagno dans une église. Domenico était
tout l’opposé d’Andrea ; d’un caractère doux et
tendre, il se plaisait à jouer du luth, à chanter,
et cherchait partout un ami qu’il put aimer de
toutes les forces de son cœur. Le farouche An-
drea se sentit bientôt une aversion invincible
pour cet étranger qui avait toutes les qualités
qui lui manquaient à lui, qui était aussi doux que
lui Andrea était violent, et qui venait lui ravir
l’admiration des habitants de sa ville. Cette
aversion envieuse devint bientôt une fureur con-
centrée comme celle qu’Abel inspirait à Caïn ;
mais comme Andrea était aussi dissimulé qu’il
était méchant, et qu’il avait besoin de Domenico,
il feignit la plus tendre amitié pour lui : plein de
verve et d’esprit naturel, alerte de corps, résolu
dans l’action, il séduisit bien vile le facile
Domenico, qui avait besoin d’admirer comme
d’aimer. Ils passaient donc une partie de leurs
jours ensemble, ils travaillaient à côté l’un de
l’autre, faisaient tous les deux de la musique,
et, la nuit venue, allaient, toujours ensemble,
donner des sérénades à leurs maîtresses.
Domenico aimait Andrea comme l’homme faible
aime toujours l’homme fort ; il s’appuyait avec
délices sur l’affection de ce caractère si éner-
gique et si rude, et dans sa reconnaissance il se
fit une grande joie de lui enseigner l’art de la
peinture à l’huile. Mais Domenico n’avait pas pu
apprendre son génie à Andrea en même temps
que son secret, et les tableaux du peintre véni-
tien éclipsaient toujours par la grâce et la
fraîcheur de leur coloris les austères et puis-
santes peintures du sombre Florentin.
Andrea ne put pas y tenir davantage : cet
homme qui était plus grand que lui lui devint
si odieux, qu’il ne pensa plus qu’à une chose, à
le tuer: ; il voulut avoir le secret pour lui tout
seul, et n’attendit plus qu’une occasion pour
commettre le crime. Quelque temps s’étant
écoulé avant qu’il n’ait pu la trouver, il fit une
très belle Cène, et, par une singulière fatalité, il
représenta Judas Iscariote sous ses propres
traits : on eut dit que la puissance divine le for-
çait à donner son visage au plus grand traître du
monde, pendant qu’il nourrissait dans sa tète la
plus odieuse trahison.
Il l’exécuta bientôt : un soir d’été, Domenico
prit son luth, comme de coutume, et sortit seul
de Santa Maria Nuova, où il était logé pour ses
travaux de peinture ; Andrea avait refusé de le
suivre, lui disant qu’il avait à terminer quelques
dessins importants ; à peine Domenico parti,
Andrea sort et va se posler au coin d’une rue
par où son ami devait passer ; Domenico y
arrive en effet en chantant, Andrea fond sur lui,
et, avec un instrument de plomb, lui brise son
luth et sa poitrine ; le jeune Vénitien tombe,
mais, comme il respirait encore, le farouche
Andrea le frappa à grands coups sur la fête et,
l’ayant laissé élendu à terre, s’en retourne à
Santa Maria Nuova. Il remonte dans sa cham-
bre, ferme la porte, et se remet à dessiner à la
même place où Domenico l’avait laissé. Cepen-
dant le malheureux ayant été assassiné
tout proche de son habitation, des serviteurs le
trouvèrent étendu et allèrent aussitôt apprendre
cet horrible évènement à Andrea; Andrea cou-
rut aussitôt tout éperdu au lieu où gisait son
ami, et il semblait inconsolable et ne cessait de
s'écrier : « O mon frère ! ô mon frère ! » Dome-
nico expira dans ses bras en l’appelant son
ami. Quelque diligentes cjue furent les perquisi-
tions, on ne put jamais découvrir l’auteur du
crime ; mais Andrea, au moment de mourir, le
révéla en confession.
Telle fut la vie de cet homme qui en tua un
autre pour posséder seul un secret de l’art ; car
l’amour de l’art est une passion frénétique com-
me l’amour d’une femme, et Andrea a assassiné
Domenico comme Othello étouffa Desdemona
parce qu’il ne voulut pas qu’un autre que lui
possédât ce qu’il aimait.
Tiziano Vecello (Le Titien)
A peine le Giorgione eut-il découvert les mer-
veilles de sa couleur, qu’il se forma à côté de
lui un homme doué, pour ainsi dire, des mêmes
aptitudes, et qui devait vivre assez longtemps
pour mener à la plus belle fin ce qu’il avait com-
mencé. Celui-là était né en 1477, sur les confins
du Frioul, à Piève, principale forteresse du ter-
ritoire de Cador, dans la dépendance de la
sérénissime république de Venise. Sa famille
fournissait à Cador, depuis l’an 1200, des
syndics, des notaires, des potestals et des juris-
consultes, d’une admirable intégrité ; elle passait
pour avoir ajouté saint Tiziano au calendrier; et
il lui était réservé encore, en donnant le jour à
Tiziano Vecellio, de montrer au monde un des
beaux génies de la peinture. Il n’y a guère de
plus belle noblesse dans l’histoire.
La vocation du Titien, comme celle de tous
les grands artistes, éclata dès l’àge le plus
tendre. On sait qu’à dix ans il peignit sur une
borne une tête de vierge avec des sucs de fleurs
écrasées, faute de couleurs. Voyant cela, ses
parents le mandèrent à Venise, chez un de ses
oncles nommé Antonio, qui le plaça auprès de
Genlile Bellini. Mais il quitta ce maître pour
aller trouver Jean Bellini, dont les leçons étaient
infiniment plus éclairées. Il resta longtemps à
travailler dans la petite manière de Giovanni; il
se bornait à copier servilement la nature, et l’on
aurait pu compter aux figures qu’il faisait les
poils du duvet des mains, lorsque le Giorgione
ayant apparu, il jugea tout ce qu’avait de portée
l’invention de son ancien camarade, et vint se
mettre sous sa direction. II avait l'intelligence si
vive et le pinceau déjà si exercé, qu’au bout de
peu de mois plusieurs toiles de lui furent prises
pour être du nouveau maître. Le Giorgione
l’employa donc à peindre avec lui le bazar des
Allemands, mais l’élève s’y distingua de telle
façon que les auteurs s’accordent à décrire qu'il
dépassa Barbarelli. Il ne nous est plus donné de
juger le différend; quatre siècles,en courant sur
ces fresques exposées aux injures de l’air, les
ont dévorées. Quoi qu’il en soit, cet ouvrage
suffit à le faire connaître, et on l’appela de
Padoue et de Vicence, où l’on avait besoin de
quelques peintures. Deux ans après, lorsqu’il
revint à Venise, sa réputation était faite, et il
fut chargé, par le Sénat, de terminer la salle du
Conseil, que Jean Bellini n’avait pu achever. Il
retoucha entre autres la grande composition où
l’empereur Frédéric Barberousse fait amende
honorable aux pieds du pape Alexandre III.
Titien s’éleva très haut dans ces peintures, et le
Giorgione étant mort, on lui donna, comme à
l’artiste le plus éminent de la ville, l’office de la
sensaria, sorte de droit à percevoir sur les mar-
chandises de l'entrepôt, d’un rapport annuel de
300 ou 400 écus.
Il y avait ainsi alors certains offices que l’on
donnait communément aux artistes à titre de
pension: la charge du plomb, à Rome, cjui con-
sistait à sceller d’un sceau de plomb quelques
actes du pape, était de cette catégorie. On voit
dans,les mémoires Benvenulo la solliciter sous
Paul III, en récompense de travaux non payés.
L’office de la sensaria à Venise était une espèce
de brevet de peintre du Sénal, et entraînait
l’obligation de faire à chaque élection le portrait
du nouveau doge. — La manie des titres est
aussi vieille que la société; le talent même, la
chose la moins saisissable du monde, a été
transformé en une dignité positive, et dans ies
monarchies bien organisées, nous avons le
premier peintre du roi comme le premier valet
cie chambre, quitte pour lui à attendre la mort
dans le ridicule s’il devient le dernier peintre
de la nation.
Nous ne pouvons songer ici à écrire la notice
du Titien, comme il le faudrait: quatre-vingt-dix
BULLETIN DE L’ART POUR TOUS
vement, de vie. Les lignes sont combinées de la
façon la plus heureuse... Mais il y a ce bassin,
planté sur des épaules !
E. ValtoN;
Président de la Société des Artistes
indépendants.
ÉCHOS
Notre directeur, M. Henry Guédy, vient d’élre
chargé par le président du Comité d’organisation
du deuxième Congrès international de l’ensei-
gnement du dessin, M. Léon Genoud, député
de Fribourg, de traiter, au prochain Congrès de
Berne, la question vitale de l’enseignement du
dessin : le recrutement des professeurs, les
examens qui en sont la conséquence et les
améliorations que l’on pourrait y apporter.
M. Henry Guédy a accepté en principe de traiter
celte question, qui sera en quelque sorte le
résumé de l’ouvrage (1) qu’il va faire paraître
prochainement sur ce sujet.
LES GRANDS PEINTRES
Andréa del Castagno
Suite et fin (2)
A peine le bruit de cette découverte fut-il ré-
pandu en Italie qu’il se fit une grande rumeur
parmi les hommes d’art; c’était presque l’im-
primerie de la peinture. Un grand crime vint lui
prêter un sombre éclat.
A peu près à ce moment vivait dans un petit
village appelé il Castagno, situé sur le terri-
toire de Florence, un enfant d’un caractère
étrange et sombre. Cet enfant avait perdu son
père et sa mère dès ses premières années, et il
fut recueilli par un oncle qui l’envoya garder les
troupeaux : il était si hardi, si terrible et si plein
de vigueur, que non seuleme'nt il défendait ses
troupeaux, mais encore toutes les prairies qui
appartenaient à son oncle ; c’était un-enfant dont
les hommes avaient peur ; et quand quelqu’un
disait : ceci appartient à Andrea del Castagno,
tout le monde s’éloignait avSc crainte. Un jour
qu’il était dans les champs, selon sa coutume,
depuis le matin, il fut surpris par une pluie vio-
lente et courut chercher un asile dans un châ-
teau. Dans ce château travaillaient des peintres
ambulants : Andrea alla les voir. Mais à peine,
eut-il aperçu ces tableaux qu’il resta immobile
pendant plusieurs heures à les considérer en
silence ; puis tout à coup, saisissant un morceau
de charbon, il se mit à dessiner sur les murs,
avec un emportement incroyable, des animaux
et des figures d’hommes. Comme ces dessins
portaient je ne sais quel caractère de force et de
grandeur, le bruit en courut bientôt dans toute
la campagne: un gentilhomme florentin, nommé
Bernadelto dei Medici, l’apprit et voulut con-
naître cet enfant : il le fait venir, le fait parler,
et, frappé de la rude vivacité de ses réponses,
il lui demande s’il veut être peintre. Andrea 1
(1) Le Professorat du dessin. 1 vol. in-S°, 500 pages.
Vuibert et Nony, éditeurs, 66, boulevard Saint-Germain.
(2) Voir IMrf pour tous, n° de décembre 1903.
A A A A A A A A A A A A A A A A A
répond qu’il ne désire que cela dans le monde.
Le gentilhomme l’emmenaàFlorence et le plaça
chez un des premiers maîtres du temps : en peu
de mois il devint maître lui-même ; son dessin
avait quelque chose de heurté et de puissant,
ses compositions étaient vigoureuses, sa science
profonde, mois il n’avait pas de coloris; ses ta-
bleaux étaient ternes et sans effet ; personne
n’osait le lui dire, car une fois déjà il avait ré-
pondu à une critique par des injures et un coup
de couteau, et un jour qu’un enfant l’avait par
mégarde dérangé pendant qu’il peignait, il s’était
élancé après ce petit malheureux et l’avait pour-
suivi pendant un quart d’heure. Mais ce que les
autres n’avaient pu lui dire, il se le disait à lui-
même ; il était trop habile clans son art pour en
pas voir toute la faiblesse de sa couleur, et ce
sentiment d’une imperfection qu’il ne pouvait
vaincre le dévorait de rage et d’envie.
Or, à ce moment, un Vénitien nommé Dome-
nico ayant appris le secret de la peinture à
l’huile s’était fait une immense réputation et fut
appelé à Florence pour travailler avec Andrea
del Castagno dans une église. Domenico était
tout l’opposé d’Andrea ; d’un caractère doux et
tendre, il se plaisait à jouer du luth, à chanter,
et cherchait partout un ami qu’il put aimer de
toutes les forces de son cœur. Le farouche An-
drea se sentit bientôt une aversion invincible
pour cet étranger qui avait toutes les qualités
qui lui manquaient à lui, qui était aussi doux que
lui Andrea était violent, et qui venait lui ravir
l’admiration des habitants de sa ville. Cette
aversion envieuse devint bientôt une fureur con-
centrée comme celle qu’Abel inspirait à Caïn ;
mais comme Andrea était aussi dissimulé qu’il
était méchant, et qu’il avait besoin de Domenico,
il feignit la plus tendre amitié pour lui : plein de
verve et d’esprit naturel, alerte de corps, résolu
dans l’action, il séduisit bien vile le facile
Domenico, qui avait besoin d’admirer comme
d’aimer. Ils passaient donc une partie de leurs
jours ensemble, ils travaillaient à côté l’un de
l’autre, faisaient tous les deux de la musique,
et, la nuit venue, allaient, toujours ensemble,
donner des sérénades à leurs maîtresses.
Domenico aimait Andrea comme l’homme faible
aime toujours l’homme fort ; il s’appuyait avec
délices sur l’affection de ce caractère si éner-
gique et si rude, et dans sa reconnaissance il se
fit une grande joie de lui enseigner l’art de la
peinture à l’huile. Mais Domenico n’avait pas pu
apprendre son génie à Andrea en même temps
que son secret, et les tableaux du peintre véni-
tien éclipsaient toujours par la grâce et la
fraîcheur de leur coloris les austères et puis-
santes peintures du sombre Florentin.
Andrea ne put pas y tenir davantage : cet
homme qui était plus grand que lui lui devint
si odieux, qu’il ne pensa plus qu’à une chose, à
le tuer: ; il voulut avoir le secret pour lui tout
seul, et n’attendit plus qu’une occasion pour
commettre le crime. Quelque temps s’étant
écoulé avant qu’il n’ait pu la trouver, il fit une
très belle Cène, et, par une singulière fatalité, il
représenta Judas Iscariote sous ses propres
traits : on eut dit que la puissance divine le for-
çait à donner son visage au plus grand traître du
monde, pendant qu’il nourrissait dans sa tète la
plus odieuse trahison.
Il l’exécuta bientôt : un soir d’été, Domenico
prit son luth, comme de coutume, et sortit seul
de Santa Maria Nuova, où il était logé pour ses
travaux de peinture ; Andrea avait refusé de le
suivre, lui disant qu’il avait à terminer quelques
dessins importants ; à peine Domenico parti,
Andrea sort et va se posler au coin d’une rue
par où son ami devait passer ; Domenico y
arrive en effet en chantant, Andrea fond sur lui,
et, avec un instrument de plomb, lui brise son
luth et sa poitrine ; le jeune Vénitien tombe,
mais, comme il respirait encore, le farouche
Andrea le frappa à grands coups sur la fête et,
l’ayant laissé élendu à terre, s’en retourne à
Santa Maria Nuova. Il remonte dans sa cham-
bre, ferme la porte, et se remet à dessiner à la
même place où Domenico l’avait laissé. Cepen-
dant le malheureux ayant été assassiné
tout proche de son habitation, des serviteurs le
trouvèrent étendu et allèrent aussitôt apprendre
cet horrible évènement à Andrea; Andrea cou-
rut aussitôt tout éperdu au lieu où gisait son
ami, et il semblait inconsolable et ne cessait de
s'écrier : « O mon frère ! ô mon frère ! » Dome-
nico expira dans ses bras en l’appelant son
ami. Quelque diligentes cjue furent les perquisi-
tions, on ne put jamais découvrir l’auteur du
crime ; mais Andrea, au moment de mourir, le
révéla en confession.
Telle fut la vie de cet homme qui en tua un
autre pour posséder seul un secret de l’art ; car
l’amour de l’art est une passion frénétique com-
me l’amour d’une femme, et Andrea a assassiné
Domenico comme Othello étouffa Desdemona
parce qu’il ne voulut pas qu’un autre que lui
possédât ce qu’il aimait.
Tiziano Vecello (Le Titien)
A peine le Giorgione eut-il découvert les mer-
veilles de sa couleur, qu’il se forma à côté de
lui un homme doué, pour ainsi dire, des mêmes
aptitudes, et qui devait vivre assez longtemps
pour mener à la plus belle fin ce qu’il avait com-
mencé. Celui-là était né en 1477, sur les confins
du Frioul, à Piève, principale forteresse du ter-
ritoire de Cador, dans la dépendance de la
sérénissime république de Venise. Sa famille
fournissait à Cador, depuis l’an 1200, des
syndics, des notaires, des potestals et des juris-
consultes, d’une admirable intégrité ; elle passait
pour avoir ajouté saint Tiziano au calendrier; et
il lui était réservé encore, en donnant le jour à
Tiziano Vecellio, de montrer au monde un des
beaux génies de la peinture. Il n’y a guère de
plus belle noblesse dans l’histoire.
La vocation du Titien, comme celle de tous
les grands artistes, éclata dès l’àge le plus
tendre. On sait qu’à dix ans il peignit sur une
borne une tête de vierge avec des sucs de fleurs
écrasées, faute de couleurs. Voyant cela, ses
parents le mandèrent à Venise, chez un de ses
oncles nommé Antonio, qui le plaça auprès de
Genlile Bellini. Mais il quitta ce maître pour
aller trouver Jean Bellini, dont les leçons étaient
infiniment plus éclairées. Il resta longtemps à
travailler dans la petite manière de Giovanni; il
se bornait à copier servilement la nature, et l’on
aurait pu compter aux figures qu’il faisait les
poils du duvet des mains, lorsque le Giorgione
ayant apparu, il jugea tout ce qu’avait de portée
l’invention de son ancien camarade, et vint se
mettre sous sa direction. II avait l'intelligence si
vive et le pinceau déjà si exercé, qu’au bout de
peu de mois plusieurs toiles de lui furent prises
pour être du nouveau maître. Le Giorgione
l’employa donc à peindre avec lui le bazar des
Allemands, mais l’élève s’y distingua de telle
façon que les auteurs s’accordent à décrire qu'il
dépassa Barbarelli. Il ne nous est plus donné de
juger le différend; quatre siècles,en courant sur
ces fresques exposées aux injures de l’air, les
ont dévorées. Quoi qu’il en soit, cet ouvrage
suffit à le faire connaître, et on l’appela de
Padoue et de Vicence, où l’on avait besoin de
quelques peintures. Deux ans après, lorsqu’il
revint à Venise, sa réputation était faite, et il
fut chargé, par le Sénat, de terminer la salle du
Conseil, que Jean Bellini n’avait pu achever. Il
retoucha entre autres la grande composition où
l’empereur Frédéric Barberousse fait amende
honorable aux pieds du pape Alexandre III.
Titien s’éleva très haut dans ces peintures, et le
Giorgione étant mort, on lui donna, comme à
l’artiste le plus éminent de la ville, l’office de la
sensaria, sorte de droit à percevoir sur les mar-
chandises de l'entrepôt, d’un rapport annuel de
300 ou 400 écus.
Il y avait ainsi alors certains offices que l’on
donnait communément aux artistes à titre de
pension: la charge du plomb, à Rome, cjui con-
sistait à sceller d’un sceau de plomb quelques
actes du pape, était de cette catégorie. On voit
dans,les mémoires Benvenulo la solliciter sous
Paul III, en récompense de travaux non payés.
L’office de la sensaria à Venise était une espèce
de brevet de peintre du Sénal, et entraînait
l’obligation de faire à chaque élection le portrait
du nouveau doge. — La manie des titres est
aussi vieille que la société; le talent même, la
chose la moins saisissable du monde, a été
transformé en une dignité positive, et dans ies
monarchies bien organisées, nous avons le
premier peintre du roi comme le premier valet
cie chambre, quitte pour lui à attendre la mort
dans le ridicule s’il devient le dernier peintre
de la nation.
Nous ne pouvons songer ici à écrire la notice
du Titien, comme il le faudrait: quatre-vingt-dix