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PIRANESI.
rompu. Comme les événements à travers lesquels passe leur créateur
et dont il peuple ses jours, elles sont les admirables images du désor-
dre, de la grâce, de la fièvre et de la magnificence.
Certes Piranesi fait penser à Cellini, mais, sans se restreindre et
sans s’appauvrir, il s’est concentré. Haute et vaste, occupée tout entière
par des instincts dominateurs, traversée de fougues et d’élans extraor-
dinaires, son âme s’attache étroitement aux rêves et aux visions qu’elle
a conçus. Elle est pleine d’audace dans ses songes; il arrive qu’ils dé-
bordent et qu’ils envahissent sa vie même, mais ils ne la détournent pas
de son objet. Toutes les aspirations et tous les instincts de cette puis-
sante nature sont accaparés par un labeur où ils trouvent une satisfac-
tion complète et une expression définitive. Il s’y confine avec une sorte
d’âpreté jalouse et il ne permet pas qu’on l’y vienne troubler. Après les
années de misère fiévreuse en compagnie de Polanzani et de Coradini,
après les voyages de Venise et de Naples, une fois qu’il a fixé sa vie et
choisi son but, rien ne l’en détourne plus. Avant son mariage, il vit dans
une solitude farouche1. Aux visiteurs importuns il crie lui-même que
Piranesi ne reçoit pas. Seul le peintre Vien a le droit de pénétrer dans
son asile. Plus tard, en compagnie de Clérisseau et d’Adam, ce sont de
longues promenades à travers la campagne et ses ruines: ils finissent
par les connaître si bien qu’on ne peut toucher au moindre débris d’an-
tique sans que Piranesi s’en aperçoive et s’en inquiète 2.
Pendant sa jeunesse, on ne peut le voir que le soir, chez son éditeur
et ami Bouchard, encore tout occupé de la besogne d’un long jour. Ses
mains actives ne s’arrêtent pas d’improviser, sur tous les morceaux
de papier qui sont à sa portée, des dessins qui continuent ses songes.
Dans son atelier, il interpelle la matière à laquelle il va donner la vie,
la plaque de cuivre nu et poli où il va faire paraître les ruines de Rome
dans leur poésie et dans leur beauté; on dirait qu’il fait avec elle
une série de gageures. « Toi, tu seras brique, dit-il, et toi, tu seras
marbre3. » Il se réjouit de posséder la matière inflexible et de l’asservir
1. Legrand, f° 132 : «Il se retira même, pour être plus tranquille encore, dans une
petite maison derrière Monte-Cavallo, à l’endroit nommé il Bosquetto. Il n’y recevait personne
pour s’y livrer tout entier à l’étude, à la méditation et à la pratique de son art. »
2. Ibid., f° 134.
3. Ibid., f° 132 : « Ce n’était qu’avec elles (ses planches) qu’il faisait volontiers les frais
PIRANESI.
rompu. Comme les événements à travers lesquels passe leur créateur
et dont il peuple ses jours, elles sont les admirables images du désor-
dre, de la grâce, de la fièvre et de la magnificence.
Certes Piranesi fait penser à Cellini, mais, sans se restreindre et
sans s’appauvrir, il s’est concentré. Haute et vaste, occupée tout entière
par des instincts dominateurs, traversée de fougues et d’élans extraor-
dinaires, son âme s’attache étroitement aux rêves et aux visions qu’elle
a conçus. Elle est pleine d’audace dans ses songes; il arrive qu’ils dé-
bordent et qu’ils envahissent sa vie même, mais ils ne la détournent pas
de son objet. Toutes les aspirations et tous les instincts de cette puis-
sante nature sont accaparés par un labeur où ils trouvent une satisfac-
tion complète et une expression définitive. Il s’y confine avec une sorte
d’âpreté jalouse et il ne permet pas qu’on l’y vienne troubler. Après les
années de misère fiévreuse en compagnie de Polanzani et de Coradini,
après les voyages de Venise et de Naples, une fois qu’il a fixé sa vie et
choisi son but, rien ne l’en détourne plus. Avant son mariage, il vit dans
une solitude farouche1. Aux visiteurs importuns il crie lui-même que
Piranesi ne reçoit pas. Seul le peintre Vien a le droit de pénétrer dans
son asile. Plus tard, en compagnie de Clérisseau et d’Adam, ce sont de
longues promenades à travers la campagne et ses ruines: ils finissent
par les connaître si bien qu’on ne peut toucher au moindre débris d’an-
tique sans que Piranesi s’en aperçoive et s’en inquiète 2.
Pendant sa jeunesse, on ne peut le voir que le soir, chez son éditeur
et ami Bouchard, encore tout occupé de la besogne d’un long jour. Ses
mains actives ne s’arrêtent pas d’improviser, sur tous les morceaux
de papier qui sont à sa portée, des dessins qui continuent ses songes.
Dans son atelier, il interpelle la matière à laquelle il va donner la vie,
la plaque de cuivre nu et poli où il va faire paraître les ruines de Rome
dans leur poésie et dans leur beauté; on dirait qu’il fait avec elle
une série de gageures. « Toi, tu seras brique, dit-il, et toi, tu seras
marbre3. » Il se réjouit de posséder la matière inflexible et de l’asservir
1. Legrand, f° 132 : «Il se retira même, pour être plus tranquille encore, dans une
petite maison derrière Monte-Cavallo, à l’endroit nommé il Bosquetto. Il n’y recevait personne
pour s’y livrer tout entier à l’étude, à la méditation et à la pratique de son art. »
2. Ibid., f° 134.
3. Ibid., f° 132 : « Ce n’était qu’avec elles (ses planches) qu’il faisait volontiers les frais