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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
époque capitale, elles nous permettront de marquer nettement les
origines, la place et la valeur des œuvres postérieures, d’en dégager
l’inspiration propre.
A première vue, le paravent des « Six Beautés », par sa tech-
nique, par le traitement des rochers et des arbres, pourrait passer
pour une œuvre chinoise. Mais la physionomie purement japonaise
de ces beautés, le regard aigu, l’intense douceur de ces figures qui
passent comme des apparitions dans le fin et frémissant paysage,
comme le mystérieux, le fugitif, le féminin sourire des choses, ce
n’est certes pas la Chine positive qui les rêva : un âme plus légère
et plus vive seule a pu saisir ainsi l’insaisissable, immobiliser le
fuyant mystère de la grâce, l’âme de cet Ariel parmi les races, dont
on a pu dire que sa nature tenait de celle des oiseaux, des papillons
et des fleurs. Ce sourire, cette grâce, cette séduction, qui jouent un
instant à la surface des choses comme une lueur venue d’un monde
d’éternelle jeunesse, de vie plus ardente et plus fine, nous les retrou-
vons encore dans ces danses japonaises qui sont des ondulations de
fleurs vivantes : elles gardent fidèlement le souvenir de choses très
anciennes, le rythme secret de l’âme même de la race. C’est ce
rythme qui ordonne les visions d’un Nohuzané, les alliances mys-
térieuses et magnifiques de tons d’un Matahei, les tendres rêves
romanesques du virginal Harounobou. Ces « Beautés sous les
arbres » ont une lignée de sœurs dans les créations de ces poètes
de la femme-fleur que furent les Japonais. Leur charme caractéris-
tique n’a manqué à aucun moment de leur art. Dès que la discipline
chinoise se relâche ou que les écoles populaires s’en affranchissent,
il reparaît.
Mais l’autre œuvre suprême de cette époque, la Dévi de Yakusiji,
n’eut point de descendance. Les Japonais n’ont connu qu’une fois
l’illumination de cette extase. Leur terre délicieuse leur a fait vite
oublier le ciel. Yeshin, Nohuzané eux-mêmes ne virent pas cette
déesse, qui passe comme un nuage dans le ciel mystique, grave et
douce, ceinte d’une auréole. Platon eût reconnu en elle l’incarnation
vivante de l’Idée du divin, le prototype même de la Grâce qui est
beauté et qui est miséricorde. Un moment unique de candeur et de
foi, de naïveté et de maîtrise seul a pu s’élever jusqu’à la création
de cette vision. Elle ne ressemble pas à nos visions. Pour la com-
prendre, et le Bouddha de Kamakoura, les rêves d’un Kosé Kanaoka,
d’un Kakuchô, d’un Yeshin, tout cet art religieux qui nous occupe et
qui, sans cette analyse, resterait inexpliqué, définissons-en la nature
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époque capitale, elles nous permettront de marquer nettement les
origines, la place et la valeur des œuvres postérieures, d’en dégager
l’inspiration propre.
A première vue, le paravent des « Six Beautés », par sa tech-
nique, par le traitement des rochers et des arbres, pourrait passer
pour une œuvre chinoise. Mais la physionomie purement japonaise
de ces beautés, le regard aigu, l’intense douceur de ces figures qui
passent comme des apparitions dans le fin et frémissant paysage,
comme le mystérieux, le fugitif, le féminin sourire des choses, ce
n’est certes pas la Chine positive qui les rêva : un âme plus légère
et plus vive seule a pu saisir ainsi l’insaisissable, immobiliser le
fuyant mystère de la grâce, l’âme de cet Ariel parmi les races, dont
on a pu dire que sa nature tenait de celle des oiseaux, des papillons
et des fleurs. Ce sourire, cette grâce, cette séduction, qui jouent un
instant à la surface des choses comme une lueur venue d’un monde
d’éternelle jeunesse, de vie plus ardente et plus fine, nous les retrou-
vons encore dans ces danses japonaises qui sont des ondulations de
fleurs vivantes : elles gardent fidèlement le souvenir de choses très
anciennes, le rythme secret de l’âme même de la race. C’est ce
rythme qui ordonne les visions d’un Nohuzané, les alliances mys-
térieuses et magnifiques de tons d’un Matahei, les tendres rêves
romanesques du virginal Harounobou. Ces « Beautés sous les
arbres » ont une lignée de sœurs dans les créations de ces poètes
de la femme-fleur que furent les Japonais. Leur charme caractéris-
tique n’a manqué à aucun moment de leur art. Dès que la discipline
chinoise se relâche ou que les écoles populaires s’en affranchissent,
il reparaît.
Mais l’autre œuvre suprême de cette époque, la Dévi de Yakusiji,
n’eut point de descendance. Les Japonais n’ont connu qu’une fois
l’illumination de cette extase. Leur terre délicieuse leur a fait vite
oublier le ciel. Yeshin, Nohuzané eux-mêmes ne virent pas cette
déesse, qui passe comme un nuage dans le ciel mystique, grave et
douce, ceinte d’une auréole. Platon eût reconnu en elle l’incarnation
vivante de l’Idée du divin, le prototype même de la Grâce qui est
beauté et qui est miséricorde. Un moment unique de candeur et de
foi, de naïveté et de maîtrise seul a pu s’élever jusqu’à la création
de cette vision. Elle ne ressemble pas à nos visions. Pour la com-
prendre, et le Bouddha de Kamakoura, les rêves d’un Kosé Kanaoka,
d’un Kakuchô, d’un Yeshin, tout cet art religieux qui nous occupe et
qui, sans cette analyse, resterait inexpliqué, définissons-en la nature