I 2
L'ART.
modelée, légèrement inclinée dans l'attitude de la réflexion; les yeux pleins de lumière pétillent
d'intelligence; la bouche aux lèvres serrées accentue la pensée et, si l'on peut ainsi parler, la
parole intérieure : la main, d'un dessin superbe, tient un vieux livre à tranches rouges, livre du
xviie siècle, où le doigt marque la page sur laquelle le lecteur médite en ce moment.
Le portrait de jeune femme en amazone grise montre comment on peut, sans flatter un
modèle, ni chercher à lui donner d'autre charme que celui de la sincérité, en faire le motif
d'une œuvre d'art savante et délicate. 11 y a quelquefois dans les portraits de M. Delaunay comme
l'accent d'une amitié robuste et d'une tendresse sérieuse, riche en expérience, en conseils profonds
et sûrs. On ne prend pas, dans son atelier, des leçons de maintien, mais de sagesse virile; on
en sort non pas transfiguré, mais se connaissant mieux et meilleur.
Chez M. Hébert, on contracte une maladie bien caractérisée. Il entretient avec un soin
funeste une famille de microbes de la mal'aria. A peine entré chez lui, on est mortellement
atteint : les yeux se cernent, les chairs pâlissent, puis verdissent; les lèvres se tendent dans un
sourire maladif; c'est alors que le maître prend ses pinceaux.
M. Paul Dubois connaît mieux le prix de la santé et le charme d'une intimité sérieuse;
M. Carolus Duran a le défaut de le prendre souvent d'un peu haut avec ses modèles. Il est si
sûr de lui que dans son intrépidité de bonne opinion, la vérité, même superficielle, lui échappe
souvent, et la réalité profonde presque toujours. Mais il a aussi ses rencontres heureuses, et son
portrait d'homme de cette année comptera parmi ses meilleurs. M"c L. Abbema semble lui avoir
pris quelque chose de sa manière abondante et vigoureuse dans un très bon petit portrait de
M. de Lesseps.
M. J. Lefebvre ne se résoudrait pas, je crois, à peindre une laide; mais les jolies femmes ne
s'y trompent pas, et quand il rencontre, comme cette année, un délicieux visage où la jeunesse
et la grâce sérieuse ont mis leur plus séduisant, leur plus chaste sourire, il sait se montrer digne
de cette bonne fortune et peint une œuvre exquise.
Quant à M. Chaplin, chacun de ses portraits est comme une déclaration d'amour; il perd
la tête devant ses modèles et ne saurait les peindre autrement que dans une apothéose, entre
ciel et terre. Et comme le langage de la passion, même dans ses adorables mensonges, est éminem-
ment persuasif, comme d'ailleurs M. Chaplin est maître de son art délicat et subtil, son délire
amoureux nous enchante et sa peinture abondante, légère et ardente, nous ravit. Mais ne lui
demandez pas de faire, comme M. Roll, le portrait de sa concierge ou de son terrassier.
Tout autre est la manière de M. Maurin, précise et serrée, ne perdant jamais pied, allant
droit au caractère individuel, ne transigeant en rien avec la réalité, mais l'exprimant clans une
langue virile, pleine et forte. Son portrait de M. R. Julian, assis devant un bureau de chêne, est
d'une carrure superbe; le modelé de la tête, à la fois souple et solide, est un morceau de maître
et, si le fond d'un rouge brun très dur consentait à faire quelques concessions, on n'aurait qu'à
admirer sans réserve. Ce mâle pinceau, incapable de fadeur, n'est pas incapable de tendresse.
Voyez ce profil de fillette assise, la bouche ouverte, le menton fuyant, dans une si jolie et si
vraie attitude de rêverie inconsciente ■—• découpant, sur un fond gris bleu, les lignes doucement
arrondies de son visage aux carnations d'un blond rosé, d'une pâte si souple, si fine et si savou-
reuse, où passe le tendre frisson de la vie jeune. — Et si vous voulez mesurer d'un seul regard
l'abîme qui sépare la sincérité et la simplicité de la grâce apprise et de la mièvrerie qui minaude,
considérez ce portrait d'enfant, placé immédiatement à côté, œuvre d'un hors concours, dont
j'ai oublié le nom.
M. Agache, auteur d'une bonne figure décorative, appartient, comme portraitiste, à l'école
de la sincérité; le portrait qu'il expose est un peu compromis par les reflets- durs des rouges
du fond, mais la construction en est ferme et la vie très expressive.
La liste seule des portraits du Salon remplirait plusieurs pages de cette revue ; nous ne nous
y laisserons pas attarder, mais nous devons au moins une mention à quelques œuvres excellentes.
M. Paul Ferrier a représenté réminent avocat, M° Bétolaud, dans son cabinet, assis, les mains
croisées, écoutant avec une attention que soulignent la moue caractéristique des lèvres et l'expression
L'ART.
modelée, légèrement inclinée dans l'attitude de la réflexion; les yeux pleins de lumière pétillent
d'intelligence; la bouche aux lèvres serrées accentue la pensée et, si l'on peut ainsi parler, la
parole intérieure : la main, d'un dessin superbe, tient un vieux livre à tranches rouges, livre du
xviie siècle, où le doigt marque la page sur laquelle le lecteur médite en ce moment.
Le portrait de jeune femme en amazone grise montre comment on peut, sans flatter un
modèle, ni chercher à lui donner d'autre charme que celui de la sincérité, en faire le motif
d'une œuvre d'art savante et délicate. 11 y a quelquefois dans les portraits de M. Delaunay comme
l'accent d'une amitié robuste et d'une tendresse sérieuse, riche en expérience, en conseils profonds
et sûrs. On ne prend pas, dans son atelier, des leçons de maintien, mais de sagesse virile; on
en sort non pas transfiguré, mais se connaissant mieux et meilleur.
Chez M. Hébert, on contracte une maladie bien caractérisée. Il entretient avec un soin
funeste une famille de microbes de la mal'aria. A peine entré chez lui, on est mortellement
atteint : les yeux se cernent, les chairs pâlissent, puis verdissent; les lèvres se tendent dans un
sourire maladif; c'est alors que le maître prend ses pinceaux.
M. Paul Dubois connaît mieux le prix de la santé et le charme d'une intimité sérieuse;
M. Carolus Duran a le défaut de le prendre souvent d'un peu haut avec ses modèles. Il est si
sûr de lui que dans son intrépidité de bonne opinion, la vérité, même superficielle, lui échappe
souvent, et la réalité profonde presque toujours. Mais il a aussi ses rencontres heureuses, et son
portrait d'homme de cette année comptera parmi ses meilleurs. M"c L. Abbema semble lui avoir
pris quelque chose de sa manière abondante et vigoureuse dans un très bon petit portrait de
M. de Lesseps.
M. J. Lefebvre ne se résoudrait pas, je crois, à peindre une laide; mais les jolies femmes ne
s'y trompent pas, et quand il rencontre, comme cette année, un délicieux visage où la jeunesse
et la grâce sérieuse ont mis leur plus séduisant, leur plus chaste sourire, il sait se montrer digne
de cette bonne fortune et peint une œuvre exquise.
Quant à M. Chaplin, chacun de ses portraits est comme une déclaration d'amour; il perd
la tête devant ses modèles et ne saurait les peindre autrement que dans une apothéose, entre
ciel et terre. Et comme le langage de la passion, même dans ses adorables mensonges, est éminem-
ment persuasif, comme d'ailleurs M. Chaplin est maître de son art délicat et subtil, son délire
amoureux nous enchante et sa peinture abondante, légère et ardente, nous ravit. Mais ne lui
demandez pas de faire, comme M. Roll, le portrait de sa concierge ou de son terrassier.
Tout autre est la manière de M. Maurin, précise et serrée, ne perdant jamais pied, allant
droit au caractère individuel, ne transigeant en rien avec la réalité, mais l'exprimant clans une
langue virile, pleine et forte. Son portrait de M. R. Julian, assis devant un bureau de chêne, est
d'une carrure superbe; le modelé de la tête, à la fois souple et solide, est un morceau de maître
et, si le fond d'un rouge brun très dur consentait à faire quelques concessions, on n'aurait qu'à
admirer sans réserve. Ce mâle pinceau, incapable de fadeur, n'est pas incapable de tendresse.
Voyez ce profil de fillette assise, la bouche ouverte, le menton fuyant, dans une si jolie et si
vraie attitude de rêverie inconsciente ■—• découpant, sur un fond gris bleu, les lignes doucement
arrondies de son visage aux carnations d'un blond rosé, d'une pâte si souple, si fine et si savou-
reuse, où passe le tendre frisson de la vie jeune. — Et si vous voulez mesurer d'un seul regard
l'abîme qui sépare la sincérité et la simplicité de la grâce apprise et de la mièvrerie qui minaude,
considérez ce portrait d'enfant, placé immédiatement à côté, œuvre d'un hors concours, dont
j'ai oublié le nom.
M. Agache, auteur d'une bonne figure décorative, appartient, comme portraitiste, à l'école
de la sincérité; le portrait qu'il expose est un peu compromis par les reflets- durs des rouges
du fond, mais la construction en est ferme et la vie très expressive.
La liste seule des portraits du Salon remplirait plusieurs pages de cette revue ; nous ne nous
y laisserons pas attarder, mais nous devons au moins une mention à quelques œuvres excellentes.
M. Paul Ferrier a représenté réminent avocat, M° Bétolaud, dans son cabinet, assis, les mains
croisées, écoutant avec une attention que soulignent la moue caractéristique des lèvres et l'expression