2. PIERRE
Carle Van Loo fut probablement le plus célèbre des auteurs de "turqueries", mais naturellement
il avait en ce domaine de nombreux rivaux. Un des principaux était Jean-Baptiste Marie Pierre
(1714-1789). Placé par J.-J. Rousseau au même rang que Van Loo, Pierre resta surtout
dans la mémoire des descendants comme un organisateur de la vie artistique; l'histoire de l'art
prit note plutôt de sa carrière officielle que de son oeuvre. En effet, il ne manquait pas de titres
à la gloire officielle: premier peintre du roi à partir de 1770, directeur de l'Académie en 1774,
directeur de la manufacture des Gobelins en 1781. Jusqu'à sa mort il remplissait en fait les fonc-
tions de directeur général des bâtiments. Extrêmement cultivé, doué et adroit, il fut consulté
souvent en tant qu'autorité dans les domaines de l'art ancien et actuel. Riche,40 anobli et
entré par mariage dans l'aristocratie, aux yeux des peintres il n'était pas un collègue, mais un
étranger, un seigneur et mécène. Aussi les artistes ne l'aimaient guère, le considérant comme
un flatteur vaniteux et un intriguant. Diderot, méchant et ironique, dans son Salon de
1763 s'adresse à lui en ces termes: "Monsieur Pierre (...) vous ne savez plus ce que vous faites".
Egalement Jean Locquin, historien consciencieux, le jugeait très durement: "De tous les pein-
tres d'histoire du XVIIIe siècle, il en est peu qui aient occupé, à Paris, une situation officielle
plus en vue, plus enviée, et, peut-être, plus imméritée que J.-B.M. Pierre"41. Mais il ajoute qu'il
est difficile de se prononcer sur son talent d'artiste, car la majorité de ses tableaux est disparue.
Effectivement, en tant que peintre Pierre est peu connu, trop peu même. Ses oeuvres majeures
ont été escamotées, dispersées à travers le monde, arrivant également en des mains polonaises42
et russes,43 sortant du champ de vision de la science française. Tout récemment, avec un travail
et une compétence dignes d'admiration, Mme Monique Halbout essaye de réunir son oeuvre,
la publier et la sauver de l'oubli44.
Je voudrais ici ajouter à ces tableaux de Pierre émergeant des ténèbres de l'oubli un des plus
importants et, je crois, des plus beaux, disparu depuis deux siècles. Il illustre un aspect peu
connu de l'abondante oeuvre de cet artiste: c'est une "turquerie".
Une des plus grandes actions, bien connue, de mécénat sous le règne de Louis XV fut la passion
de construire et décorer des résidences toujours nouvelles pour la marquise de Pompadour.
"Si Madame de Pompadour se montra toujours la protectrice éclairée des gens de lettres, elle
fut encore d'avantage la providence des artistes"45. Aussi on lui reprocha de dépenser pour
l'art sans mesure, de faire construire trop, de faire décorer trop richement. Enfin, on l'accusa
d'appauvrir la France en dépensant dans ce but la somme extraordinaire de 7 millions de livres46.
40. J. Guiffrey, "Scellés et inventaires d'artistes", 3e partie, Nouvelles Archives de V Art français, Ile série, VI, 1885, pp. 217-
-218 (inventaire après décès de Pierre).
41. J. Locquin, La peinture d'histoire en France de 1747 à 1785, Paris, 1912, p. 184.
42. Catalogue des objets d'art (...) appartenant à M. de Koscielec-Pogorski, Paris, 9 avril 1923, p. 5, no 20 (la perle de cette col-
lection, une Bacchanale de Pierre qui atteignit 4.100 fr.).
43. S. Ernst, "Note sur des tableaux français de l'Ermitage", Revue de l'art ancien et moderne, 1935, II, p. 138.
44. Cf. M. Halbout, "Trois oeuvres de J.-B.M. Pierre dans des musées de province", La Revue du Louvre et des musées de pro-
vince, 1973, nos 4/5, pp. 249-254. Mme Halbout, qui prépare une monographie de l'artiste et un catalogue de ses oeuvres,
a tranché l'attribution du tableau de Jabłonna (moi-même j'hésitais entre Pierre et Van Loo). Dans sa lettre du 21 sep-
tembre 1973, Mme Halbout écrit: "Pour moi ce tableau est à coup sûr de Pierre. Le style de Van Loo dans ses turqueries
est très différent, et il y a là au contraire toutes les marques de Pierre".
45. H. Carré, La marquise de Pompadour, Paris, 1937, p. 219. Il n'y a pas de monographie nouvelle, il faut donc continuer
à recourir à des livres comme E. et J. de Goncourt, Madame de Pompadour, Paris, 1927 (pp. 95-109: chap. V consacré
aux questions artistiques); G. Aretz, Die Marquise de Pompadour und der Hof Ludivigs XV, "Wien, 1936 (chap. 8, pp. 99-138),
A. Thierry, La marquise de Pompadour, Paris, 1959. P. de Nolhac, (Louis XV et Madame de Pompadour, Paris, 1948, p.360)
auteur de l'étude relativement la meilleure, a annoncé l'édition "d'un ouvrage spécial sur Madame de Pompadour et les
arts" — mais n'a pas réalisé ce projet.
46. P. de Nolhac, op. cit., p. 253.
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Carle Van Loo fut probablement le plus célèbre des auteurs de "turqueries", mais naturellement
il avait en ce domaine de nombreux rivaux. Un des principaux était Jean-Baptiste Marie Pierre
(1714-1789). Placé par J.-J. Rousseau au même rang que Van Loo, Pierre resta surtout
dans la mémoire des descendants comme un organisateur de la vie artistique; l'histoire de l'art
prit note plutôt de sa carrière officielle que de son oeuvre. En effet, il ne manquait pas de titres
à la gloire officielle: premier peintre du roi à partir de 1770, directeur de l'Académie en 1774,
directeur de la manufacture des Gobelins en 1781. Jusqu'à sa mort il remplissait en fait les fonc-
tions de directeur général des bâtiments. Extrêmement cultivé, doué et adroit, il fut consulté
souvent en tant qu'autorité dans les domaines de l'art ancien et actuel. Riche,40 anobli et
entré par mariage dans l'aristocratie, aux yeux des peintres il n'était pas un collègue, mais un
étranger, un seigneur et mécène. Aussi les artistes ne l'aimaient guère, le considérant comme
un flatteur vaniteux et un intriguant. Diderot, méchant et ironique, dans son Salon de
1763 s'adresse à lui en ces termes: "Monsieur Pierre (...) vous ne savez plus ce que vous faites".
Egalement Jean Locquin, historien consciencieux, le jugeait très durement: "De tous les pein-
tres d'histoire du XVIIIe siècle, il en est peu qui aient occupé, à Paris, une situation officielle
plus en vue, plus enviée, et, peut-être, plus imméritée que J.-B.M. Pierre"41. Mais il ajoute qu'il
est difficile de se prononcer sur son talent d'artiste, car la majorité de ses tableaux est disparue.
Effectivement, en tant que peintre Pierre est peu connu, trop peu même. Ses oeuvres majeures
ont été escamotées, dispersées à travers le monde, arrivant également en des mains polonaises42
et russes,43 sortant du champ de vision de la science française. Tout récemment, avec un travail
et une compétence dignes d'admiration, Mme Monique Halbout essaye de réunir son oeuvre,
la publier et la sauver de l'oubli44.
Je voudrais ici ajouter à ces tableaux de Pierre émergeant des ténèbres de l'oubli un des plus
importants et, je crois, des plus beaux, disparu depuis deux siècles. Il illustre un aspect peu
connu de l'abondante oeuvre de cet artiste: c'est une "turquerie".
Une des plus grandes actions, bien connue, de mécénat sous le règne de Louis XV fut la passion
de construire et décorer des résidences toujours nouvelles pour la marquise de Pompadour.
"Si Madame de Pompadour se montra toujours la protectrice éclairée des gens de lettres, elle
fut encore d'avantage la providence des artistes"45. Aussi on lui reprocha de dépenser pour
l'art sans mesure, de faire construire trop, de faire décorer trop richement. Enfin, on l'accusa
d'appauvrir la France en dépensant dans ce but la somme extraordinaire de 7 millions de livres46.
40. J. Guiffrey, "Scellés et inventaires d'artistes", 3e partie, Nouvelles Archives de V Art français, Ile série, VI, 1885, pp. 217-
-218 (inventaire après décès de Pierre).
41. J. Locquin, La peinture d'histoire en France de 1747 à 1785, Paris, 1912, p. 184.
42. Catalogue des objets d'art (...) appartenant à M. de Koscielec-Pogorski, Paris, 9 avril 1923, p. 5, no 20 (la perle de cette col-
lection, une Bacchanale de Pierre qui atteignit 4.100 fr.).
43. S. Ernst, "Note sur des tableaux français de l'Ermitage", Revue de l'art ancien et moderne, 1935, II, p. 138.
44. Cf. M. Halbout, "Trois oeuvres de J.-B.M. Pierre dans des musées de province", La Revue du Louvre et des musées de pro-
vince, 1973, nos 4/5, pp. 249-254. Mme Halbout, qui prépare une monographie de l'artiste et un catalogue de ses oeuvres,
a tranché l'attribution du tableau de Jabłonna (moi-même j'hésitais entre Pierre et Van Loo). Dans sa lettre du 21 sep-
tembre 1973, Mme Halbout écrit: "Pour moi ce tableau est à coup sûr de Pierre. Le style de Van Loo dans ses turqueries
est très différent, et il y a là au contraire toutes les marques de Pierre".
45. H. Carré, La marquise de Pompadour, Paris, 1937, p. 219. Il n'y a pas de monographie nouvelle, il faut donc continuer
à recourir à des livres comme E. et J. de Goncourt, Madame de Pompadour, Paris, 1927 (pp. 95-109: chap. V consacré
aux questions artistiques); G. Aretz, Die Marquise de Pompadour und der Hof Ludivigs XV, "Wien, 1936 (chap. 8, pp. 99-138),
A. Thierry, La marquise de Pompadour, Paris, 1959. P. de Nolhac, (Louis XV et Madame de Pompadour, Paris, 1948, p.360)
auteur de l'étude relativement la meilleure, a annoncé l'édition "d'un ouvrage spécial sur Madame de Pompadour et les
arts" — mais n'a pas réalisé ce projet.
46. P. de Nolhac, op. cit., p. 253.
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