LES SALONS DE 1892.
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réaction manifeste contre la puissante école des réalistes. M. Pierre
Loti le disait récemment à l’Académie française : « L’idéal est éternel ;
il ne peut qu’être voilé ou bien sommeiller momentanément, et déjà,
sur la fin de notre siècle, il est certain qu’il réparait avec le mysti-
cisme son frère. Ils se réveillent ensemble, ces deux berceurs très
doux de nos âmes. » Ce retour à la poésie des âges anciens est frap-
pant dans les deux Expositions. L’allégorie attire à elle les talents
les plus connus et les plus obscurs ; elle revêt des formes très diverses,
elle se prête aux symboles généraux de la vie humaine comme dans
1 ’Hiver de M. Puvis de Chàvannes, au résumé poétique d’une carrière
d’artiste, comme dans le Carpeaux de M. Maignan, à la peinture
mystique des passions, comme dans le Vice et la Vertu de M. Henri
Martin, aux réflexions philosophiques sur la fragilité des objets et
des êtres, comme dans VEpave de M. Ary Renan, aux naïves allégresses
du socialisme politique comme dans le Triptyque de M. Léon Frédéric,
aux découragements des pessimistes comme dans les Las de vivre de
M. Hodler, à l’expression du néo-christianisme qui tourmente tant
d’âmes aujourd’hui, comme dans VAmi des Humbles de M Lhermitte.
L’allégorie est une création du génie grec ; mais depuis le ve siècle
avant notre ère elle a parcouru tant de chemins, elle s’est tant prodi-
guée dans tous les temps et dans tous les pays qu’elle est arrivée
jusqu’à nous un peu lasse et usée. Nous n’avions plus d’elle qu’un
corps sans énergie et un costume déformé. Les innombrables pein-
tures et sculptures qui ont la prétention d’orner nos monuments
publics sous les noms de Chimie, de Médecine, de Religion, de Charité,
en sont un triste exemple. Au Champ-de-Mars même, la Physique
de M. Duez montre ce que peut produire dans ce genre conventionnel
la réunion d’une femme demi-nue, d’un téléphone et d’une robe de
soie qui a des prétentions fort peu justifiées à la draperie antique.
Avec un effort beaucoup plus considérable et plus méritoire, la
grande décoration que M. Benjamin Constant destine à l’Hôtel de
Ville, Paris conviant le monde à ses fêtes, n’atteste pas non plus un
désir très profond d’éviter la banalité dans le genre allégorique.
Ce qui étonnera et peut-être ce qui scandalisera beaucoup de gens,
c’est la facilité avec laquelle l’auteur de Justinien a changé, comme on
dit, son fusil d’épaule et demandé aux nouveautés techniques de
l’école impressioniste l’art de frapper les yeux et d’attirer l’atten-
tion. C’est une fanfare éclatante, une orgie de jaunes, de bleus et de
rouges où les pointillistes et les tachistes eux-mêmes auraient à réclamer
leur part. Mais abstraction faite du coloris, que reste-t-il dans
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réaction manifeste contre la puissante école des réalistes. M. Pierre
Loti le disait récemment à l’Académie française : « L’idéal est éternel ;
il ne peut qu’être voilé ou bien sommeiller momentanément, et déjà,
sur la fin de notre siècle, il est certain qu’il réparait avec le mysti-
cisme son frère. Ils se réveillent ensemble, ces deux berceurs très
doux de nos âmes. » Ce retour à la poésie des âges anciens est frap-
pant dans les deux Expositions. L’allégorie attire à elle les talents
les plus connus et les plus obscurs ; elle revêt des formes très diverses,
elle se prête aux symboles généraux de la vie humaine comme dans
1 ’Hiver de M. Puvis de Chàvannes, au résumé poétique d’une carrière
d’artiste, comme dans le Carpeaux de M. Maignan, à la peinture
mystique des passions, comme dans le Vice et la Vertu de M. Henri
Martin, aux réflexions philosophiques sur la fragilité des objets et
des êtres, comme dans VEpave de M. Ary Renan, aux naïves allégresses
du socialisme politique comme dans le Triptyque de M. Léon Frédéric,
aux découragements des pessimistes comme dans les Las de vivre de
M. Hodler, à l’expression du néo-christianisme qui tourmente tant
d’âmes aujourd’hui, comme dans VAmi des Humbles de M Lhermitte.
L’allégorie est une création du génie grec ; mais depuis le ve siècle
avant notre ère elle a parcouru tant de chemins, elle s’est tant prodi-
guée dans tous les temps et dans tous les pays qu’elle est arrivée
jusqu’à nous un peu lasse et usée. Nous n’avions plus d’elle qu’un
corps sans énergie et un costume déformé. Les innombrables pein-
tures et sculptures qui ont la prétention d’orner nos monuments
publics sous les noms de Chimie, de Médecine, de Religion, de Charité,
en sont un triste exemple. Au Champ-de-Mars même, la Physique
de M. Duez montre ce que peut produire dans ce genre conventionnel
la réunion d’une femme demi-nue, d’un téléphone et d’une robe de
soie qui a des prétentions fort peu justifiées à la draperie antique.
Avec un effort beaucoup plus considérable et plus méritoire, la
grande décoration que M. Benjamin Constant destine à l’Hôtel de
Ville, Paris conviant le monde à ses fêtes, n’atteste pas non plus un
désir très profond d’éviter la banalité dans le genre allégorique.
Ce qui étonnera et peut-être ce qui scandalisera beaucoup de gens,
c’est la facilité avec laquelle l’auteur de Justinien a changé, comme on
dit, son fusil d’épaule et demandé aux nouveautés techniques de
l’école impressioniste l’art de frapper les yeux et d’attirer l’atten-
tion. C’est une fanfare éclatante, une orgie de jaunes, de bleus et de
rouges où les pointillistes et les tachistes eux-mêmes auraient à réclamer
leur part. Mais abstraction faite du coloris, que reste-t-il dans