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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
On connaît le sujet de cette célèbre épopée. D’abord Renard,
symbolisant le peuple, s’attaque à quatre animaux plus faibles que
lui : au coq [Chantéclair), à qui il persuade de chanter les yeux fer-
més, comme le faisait si bien feu son père Chant e clair ; puis à la-
mésange qui le berne, à Tiecelin, le corbeau, qui, après avoir été une
première fois sa dupe en laissant tomber son fromage, finit par
échapper à ses griffes. Enfin, il s’en prend à Tibert, le chat, qui lui
aussi parvient à se sauver, mais non sans un accroc regrettable à sa
fourrure. '
Ici finissent les mésaventures de notre héros ; ayant payé sa
dette aux humbles, il remportera désormais des victoires répétées sur
la violence et la force, symbolisées par son implacable ennemi Isen-
grin, le loup, dont il finit par triompher en persuadant à Noble
de se couvrir, en guise de remède, de la peau du loup fraîchement
tué.
C’est cette première version qui est prise pour sujet, dès la pre-
mière moitié du xu° siècle, par un prêtre flamand, « maîtreNivardus »,
peut-être Gantois, mais en tout cas si bien au courant des mœurs, de
la langue, des proverbes populaires de nos compatriotes wallons,
qu’on a pu soutenir avec vraisemblance qu’il appartenait à la
Flandre romane h Maître Nivardus enchâsse dans un cadre clérical
et satirique ces histoires d’animaux, dont nous avons donné les
résumés1 2. Leur popularité devint bientôt générale lorsque vers 1230
apparut, en langue thioise, une nouvelle paraphrase du même sujet
composé par Willems, « physicus » ou médecin gantois, qui, de
l’avis de tous, est bien la plus belle expression du génie flamand
avant la Renaissance.
Bientôt l’épopée animale du Renard, après avoir été une satire
des mœurs religieuses et féodales, se généralisa. Le fouet de la satire,
reçu de la main des moines, fouaillera bientôt indifféremment toutes
les épaules. Renard ne sera plus seulement le prêtre hypocrite, vivant
en concubinage, le moine débauché et rapace, le prélat simoniaque;
il sera aussi le seigneur insatiable, le juge prévaricateur, l’usurier
sordide, le marchand improbe.
Parmi les plus anciennes illustrations calligraphiées médiévales,
ayant pour sujet le renard, il faut citer une lettre T de l’alphabet de
Montfaucon, qui date, croit-on, du ixe siècle, où nous voyons cet ani-
1. H. Pirenne, op. cit., t. I, p. 320.
2. Léonard Willems, Étude sur l’isengrinus, p. 128. L’auteur croit Nivardus
originaire de Lille.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
On connaît le sujet de cette célèbre épopée. D’abord Renard,
symbolisant le peuple, s’attaque à quatre animaux plus faibles que
lui : au coq [Chantéclair), à qui il persuade de chanter les yeux fer-
més, comme le faisait si bien feu son père Chant e clair ; puis à la-
mésange qui le berne, à Tiecelin, le corbeau, qui, après avoir été une
première fois sa dupe en laissant tomber son fromage, finit par
échapper à ses griffes. Enfin, il s’en prend à Tibert, le chat, qui lui
aussi parvient à se sauver, mais non sans un accroc regrettable à sa
fourrure. '
Ici finissent les mésaventures de notre héros ; ayant payé sa
dette aux humbles, il remportera désormais des victoires répétées sur
la violence et la force, symbolisées par son implacable ennemi Isen-
grin, le loup, dont il finit par triompher en persuadant à Noble
de se couvrir, en guise de remède, de la peau du loup fraîchement
tué.
C’est cette première version qui est prise pour sujet, dès la pre-
mière moitié du xu° siècle, par un prêtre flamand, « maîtreNivardus »,
peut-être Gantois, mais en tout cas si bien au courant des mœurs, de
la langue, des proverbes populaires de nos compatriotes wallons,
qu’on a pu soutenir avec vraisemblance qu’il appartenait à la
Flandre romane h Maître Nivardus enchâsse dans un cadre clérical
et satirique ces histoires d’animaux, dont nous avons donné les
résumés1 2. Leur popularité devint bientôt générale lorsque vers 1230
apparut, en langue thioise, une nouvelle paraphrase du même sujet
composé par Willems, « physicus » ou médecin gantois, qui, de
l’avis de tous, est bien la plus belle expression du génie flamand
avant la Renaissance.
Bientôt l’épopée animale du Renard, après avoir été une satire
des mœurs religieuses et féodales, se généralisa. Le fouet de la satire,
reçu de la main des moines, fouaillera bientôt indifféremment toutes
les épaules. Renard ne sera plus seulement le prêtre hypocrite, vivant
en concubinage, le moine débauché et rapace, le prélat simoniaque;
il sera aussi le seigneur insatiable, le juge prévaricateur, l’usurier
sordide, le marchand improbe.
Parmi les plus anciennes illustrations calligraphiées médiévales,
ayant pour sujet le renard, il faut citer une lettre T de l’alphabet de
Montfaucon, qui date, croit-on, du ixe siècle, où nous voyons cet ani-
1. H. Pirenne, op. cit., t. I, p. 320.
2. Léonard Willems, Étude sur l’isengrinus, p. 128. L’auteur croit Nivardus
originaire de Lille.