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Gazette des beaux-arts: la doyenne des revues d'art — 4. Pér. 11.1914

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Nr. 1
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Lafenestre, Georges: La peinture au Musée Jacquemart-André, 2, Les peintres modernes du XVIIe au XIXe siècle, écoles étrangères
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https://doi.org/10.11588/diglit.24888#0054

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LÀ PEINTURE AU MUSÉE J ACQ UE MA RT-AND RÉ

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lève qu’une main. Derrière le premier, apportant un plat, arrive un
jeune valet, presque aussi charmant qu’un page d’Italie, qui ne voit
rien du miracle ou le voit sans comprendre. Dans les figures du
Christ et du valet, s’est visiblement infusée la noblesse des peintures,
dessins, gravures d’outre-monts dont Rembrandt raffolait. On sait
qu’à la veille d’ètre saisi par les huissiers ce collectionneur passionné
faisait encore acquérir, sous main, des tableaux vénitiens. Le réa-
lisme, vivant et ému, des Pays-Bas, s’enveloppe alors d’une atmosphère
de beauté presque antique. C’est une assimilation prodigieuse des
traditions internationales d’imagination et de technique qui fait,
de cette scène pathétique, une œuvre vraiment classique.

La petite toile du Musée Jacquemart-André semble, au contraire,
avec ses incertitudes et ses naïvetés, une explosion vive et hardie
d’une imagination juvénile, prompte aux visions fantastiques, et c’est
bien, cette fois, une œuvre romantique. Dans une salle d’auberge rus-
tique, nue, blanchie à la chaux, dont tous les premiers plans et le
fond à gauche restent dans l’ombre, une lumière diffuse vient d’écla-
ter. Devant nous, de l’autre côté d’unepetite table où sont posés, à côté
d’une écuelle godronnée en métal, une assiette et un morceau de
pain, l’un des deux disciples est assis, en face du Christ. C’est un
vieux juif, camard, bouffi, chassieux, bourgeonné, de mine épaisse
et vulgaire. Ebloui, aveuglé par cette illumination subite, il recule,
terrifié, d’un mouvement brusque, comme s’il allait tomber. Quant à
son compagnon, écrasé du coup, prosterné dans l’ombre, on le
devine plus qu’on ne l’aperçoit, non plus que la servante perdue dans
l’éloignement. Cependant, le Christ, à droite, vu de profil, éclairé
d’en haut par le rayonnement qui projette une large nappe de
lumière sur la muraille de fond, s’est renversé en arrière sur le dos
de sa chaise. De haute stature, les pieds perdus dans la nuit, sa
silhouette, avec les lignes sèches de son visage extatique et de sa
longue chevelure, se découpe sur toutes ces blancheurs avec une
majesté formidable. On dirait un spectre noir, traînant de lourdes
draperies, qui se dresse, grandit, s’allonge à vue d’œil, s’élève et
monte, et va monter encore jusqu’à briser la fragile toiture de ce
bouge. C’est déjà le Christ de l’Ascension, s’exerçant au miracle devant
d’humbles témoins, avant l’Ascension solennelle, en plein air, en
plein ciel, sur le mont Thabor.

Pourquoi ces visions épiques et lyriques du Rembrandt solitaire
et pensif nous émeuvent-elles si vivement? N’est-ce pas parce que
Rembrandt, très sensible et très observateur, a déjà recueilli dans la
 
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