JOURNAL DES BEAUX-ARTS.
SUPPLÉMENT AIT N« DIT 30 NOVEMBRE 1865.
VENTE DE LA COLLECTION CHAPUIS.
TABLEAUX ANCIENS ET MODERNES
DE TOUTES LES ÉCOLES.
M. Chapuis est mort presque centenaire au
mois de Mai dernier. 11 y a soixante ans, aux
beaux jours des grands coups artistiques,
alors que le brocantage ne s’en mêlait pas
encore, il commença cette collection qu’il a
continuellement augmentée avec une ardeur
et un esprit de suite qui ne se sont démentis
que quand la vieillesse est venue alourdir et
son goût et son activité. Depuis une quin-
zaine d’années, sa collection n’était plus vi-
sible, de sorte qu’aujourd’hui elle est devenue
pour nous une véritable révélation. Nous
avons voulu, afin de rester fidèles au pro-
gramme et aux traditions de notre publica-
tion, examiner à fond cette quantité pro-
digieuse de tableaux dont la demeure de
M. Chapuis était comme envahie, et nous som-
mes sortis de ce laborieux pèlerinage avec
des impressions que nous allons traduire et
aussi avec des découvertes intéressantes aux-
quelles nous allons initier nos lecteurs.
Il y a environ soixante ans, avons-nous dit,
que M. Chapuis a commencé sa collection.
C’était donc alors le bon moment pour se
donner la satisfaction de posséder de vérita-
bles joyaux d’art. La contrefaçon, la copie,
le raccommodage, bref, la fabrication des
tableaux pour dire la chose d’un mot, n'avait
pas encore ses ateliers, ses usines, ses re-
lations commerciales, ni ses infernales roue-
ries. Aussi la majeure partie des tableaux
de M. Chapuis, ceux du bon temps, ont-ils
avant tout ce cachet de sincérité, cette patine
honnête et un peu roussûtre qui est la joie
du véritable amateur. Peu de retouches, peu
de vernis, mais en revanche cette bienheu-
reuse et providentielle crasse qui est comme
la custode des bijoux et au travers de laquel-
le l’œil exercé sait découvrir la pureté de la
perle ou le brillant du diamant. Nous avons
rencontré là quelques hollandais d’une fines-
se et d’une puissance merveilleuses et dont
aucun doigt profane n’a souillé la surface de-
puis le jour où le peintre a mis le dernier
coup de pinceau à son œuvre, en la signant,
jusqu’aujourd’hui.
Nous avons eu là une bonne fortune rare,
très rare; qu’on ne s’étonne donc pas du soin
avec lequel nous allons nous mettre à en
jouir. On verra si nous n’avons pas eu raison
—a — -' -
d’élever si haut ce que nous considérons
comme une des plus heureuses aubaines qui
aient été offertes aux amateurs depuis long-
temps. On verra si la collection Chapuis, pour
n’avoir pas eu le renom de celles des Patu-
reau, Pourtalès, de Brienen, de Morny, etc.,
n’avait pas une valeur spéciale et réelle qui
lui donnera dans l’histoire de la curiosité
une place plus brillante que celle que ses
contemporains lui ont faite.
Avant de nous livrer à un examen dont
nous dirigerons la marche en classant les ta-
bleaux par genre, n’oublions pas de faire
remarquer que le grand nombre des œuvres
peintes de la collection Chapuis constitue
par lui-même une circonstance heureuse qui
permettra à tous ceux qui protègent, aiment
ou pratiquent l’art, de satisfaire leurs pen-
chants et leurs affinités. Depuis le magistral
et fougueux Calabrèse jusqu’au vrai et tri-
vial Craesbeke, tout y est. C’est une chaîne
non interrompue, un collier de perles, une
guirlande de fleurs, avec des anneaux terins,
des perles fausses, des fleurs fanées, il est
vrai, mais ceux-là et celles-ci, le goût public
est là pour les répudier. Dans une collection
aussi vaste, il y a et il faut des ombres. 11 n’y
a guères que les musées gouvernementaux
qui n’ont pas le droit de se tromper ou d’a-
voir des médiocrités.... et encore !
Histoire. Allégories. Portraits. En pre-
mière ligne, il faut citer les deux tableaux
populaires du Calabrèse (nos 319 et 320 du ca-
talogue) tableaux splendides, peints à coups
d’éclairs et dans ces ombres mystérieuses qui
sont la science et la gloire de cet artiste fou-
gueux dont le talent fut agité comme la vie.
Jamais homme n’a été plus conséquent avec
lui-même que ce Calabrèse, qui presque tou-
jours, l’épée à la main, devait nécessairement
produire de violente peinture. Son Ulysse en-
levant le fils <TAnclromaque et Lucrèce, de la
collection Chapuis, ne démentent point ce
caractère bouillant et ferrailleur. Ces deux
admirables toiles, peintes du premier coup,
d’un effet fantastique et d’un dessin d’une
grandenr réelle ^proviennent de la collection
du duc de Saxe-Teschen, Gouverneur des
Pays-Bas. Celui-ci dessina l’Ulysse, que
Schmuzer grava en 1778. Ils ont été acquis à
la vente de Verbelen, à Bruxelles, en 1833.
Avant d’appartenir au duc de Saxe-Teschen,
nous pensons qu’ils faisaient partie de la
galerie du prince Lichtenstein. Ils mesurent
1 m. 90 c. de hauteur sur 1 m. 94 c. de lar-
geur. Ce sont évidemment là des tableaux de
musée. Leur immobilisation chez un particu-
lier serait, selon nous, un malheur pour la
jeunesse académique dont le goût doit se
former sur place. Calabrèse n’est pas positi-
vement un peintre à imiter, mais c’est un
maître à étudier. Sous ce rapport, nous faisons
des vœux pour que ces deux tableaux, d’une
beauté et d’une pureté si sévères, soient mis à
la portée du public, n’importe où.
Adoration des bergers, par De Crayer,
(n° 103). Vaste et harmonieuse toile prove-
nant de l’abbaye de Vieogne, près Valencien-
nes. Autre tableau d’église ou de musée; c’est
un des meilleurs travaux du peintre anversois
et où l’on trouve une de ses Vierges les plus
pures, les plus suaves comme sentiment non
moins que comme coloris. Celle de notre ta-
bleau est d’une grâce parfaite, laquelle tout
en offrant le type de la madone flamande, a
des réminiscences italiennes incontestables.
Jamais De Crayer n’a été plus sympathique
comme penseur, ni plus lumineux comme
peintre. Dans ce même tableau, on admire
encore la tête d’un berger à genoux au pre-
mier plan, tête d’une expression, d’un dessin
et d’une force remarquables. Le St. Joseph
est aussi fort beau. L’aspect d’ensemble de
cette Adoration des Bergers est un de ceux
qui résument le plus heureusement peut-être
les qualités de fond et de forme de ce délicat
émule du fougueux Rubens.
De celui-ci la collection possède la fameuse
esquisse si connue du St. François supportant
le monde. (n° 342). C'est une grisaille forte-
ment travaillée avec des clairs pâteux et des
ombres gommeuses. Le dessin est fait au
pinceau. C’est merveilleux d’exécution et
d’entrain. Sans compter que la composition
est un des signes de ce temps où l’allégorie ou-
vrait à l’imagination de tous, ses faussetés et
ses mièvreries. Ici nous avons affaire à une
manifestation de l’espèce; elle n’est ni la
moins curieuse, ni la moins bizarre pour ne
pas dire plus, mais elle est du grand maître,
et, à ce titre, elle est d’une importance extrê-
me. Ce rare et précieux morceau que tout le
monde a connu dans le célèbre cabinet de
Van Saceghem, à Gand, a été gravé par
Pontius et par Spruyt et est décrit par Smith.
(Tome II, p. 295). Cette gravureelle-même est
rare. De quelle valeur n’est donc pas ce plan-
tureux produit du roi de nos peintres!
Du même nous remarquons encore un per-
sonnage vêtu de rouge et portant la Toison
SUPPLÉMENT AIT N« DIT 30 NOVEMBRE 1865.
VENTE DE LA COLLECTION CHAPUIS.
TABLEAUX ANCIENS ET MODERNES
DE TOUTES LES ÉCOLES.
M. Chapuis est mort presque centenaire au
mois de Mai dernier. 11 y a soixante ans, aux
beaux jours des grands coups artistiques,
alors que le brocantage ne s’en mêlait pas
encore, il commença cette collection qu’il a
continuellement augmentée avec une ardeur
et un esprit de suite qui ne se sont démentis
que quand la vieillesse est venue alourdir et
son goût et son activité. Depuis une quin-
zaine d’années, sa collection n’était plus vi-
sible, de sorte qu’aujourd’hui elle est devenue
pour nous une véritable révélation. Nous
avons voulu, afin de rester fidèles au pro-
gramme et aux traditions de notre publica-
tion, examiner à fond cette quantité pro-
digieuse de tableaux dont la demeure de
M. Chapuis était comme envahie, et nous som-
mes sortis de ce laborieux pèlerinage avec
des impressions que nous allons traduire et
aussi avec des découvertes intéressantes aux-
quelles nous allons initier nos lecteurs.
Il y a environ soixante ans, avons-nous dit,
que M. Chapuis a commencé sa collection.
C’était donc alors le bon moment pour se
donner la satisfaction de posséder de vérita-
bles joyaux d’art. La contrefaçon, la copie,
le raccommodage, bref, la fabrication des
tableaux pour dire la chose d’un mot, n'avait
pas encore ses ateliers, ses usines, ses re-
lations commerciales, ni ses infernales roue-
ries. Aussi la majeure partie des tableaux
de M. Chapuis, ceux du bon temps, ont-ils
avant tout ce cachet de sincérité, cette patine
honnête et un peu roussûtre qui est la joie
du véritable amateur. Peu de retouches, peu
de vernis, mais en revanche cette bienheu-
reuse et providentielle crasse qui est comme
la custode des bijoux et au travers de laquel-
le l’œil exercé sait découvrir la pureté de la
perle ou le brillant du diamant. Nous avons
rencontré là quelques hollandais d’une fines-
se et d’une puissance merveilleuses et dont
aucun doigt profane n’a souillé la surface de-
puis le jour où le peintre a mis le dernier
coup de pinceau à son œuvre, en la signant,
jusqu’aujourd’hui.
Nous avons eu là une bonne fortune rare,
très rare; qu’on ne s’étonne donc pas du soin
avec lequel nous allons nous mettre à en
jouir. On verra si nous n’avons pas eu raison
—a — -' -
d’élever si haut ce que nous considérons
comme une des plus heureuses aubaines qui
aient été offertes aux amateurs depuis long-
temps. On verra si la collection Chapuis, pour
n’avoir pas eu le renom de celles des Patu-
reau, Pourtalès, de Brienen, de Morny, etc.,
n’avait pas une valeur spéciale et réelle qui
lui donnera dans l’histoire de la curiosité
une place plus brillante que celle que ses
contemporains lui ont faite.
Avant de nous livrer à un examen dont
nous dirigerons la marche en classant les ta-
bleaux par genre, n’oublions pas de faire
remarquer que le grand nombre des œuvres
peintes de la collection Chapuis constitue
par lui-même une circonstance heureuse qui
permettra à tous ceux qui protègent, aiment
ou pratiquent l’art, de satisfaire leurs pen-
chants et leurs affinités. Depuis le magistral
et fougueux Calabrèse jusqu’au vrai et tri-
vial Craesbeke, tout y est. C’est une chaîne
non interrompue, un collier de perles, une
guirlande de fleurs, avec des anneaux terins,
des perles fausses, des fleurs fanées, il est
vrai, mais ceux-là et celles-ci, le goût public
est là pour les répudier. Dans une collection
aussi vaste, il y a et il faut des ombres. 11 n’y
a guères que les musées gouvernementaux
qui n’ont pas le droit de se tromper ou d’a-
voir des médiocrités.... et encore !
Histoire. Allégories. Portraits. En pre-
mière ligne, il faut citer les deux tableaux
populaires du Calabrèse (nos 319 et 320 du ca-
talogue) tableaux splendides, peints à coups
d’éclairs et dans ces ombres mystérieuses qui
sont la science et la gloire de cet artiste fou-
gueux dont le talent fut agité comme la vie.
Jamais homme n’a été plus conséquent avec
lui-même que ce Calabrèse, qui presque tou-
jours, l’épée à la main, devait nécessairement
produire de violente peinture. Son Ulysse en-
levant le fils <TAnclromaque et Lucrèce, de la
collection Chapuis, ne démentent point ce
caractère bouillant et ferrailleur. Ces deux
admirables toiles, peintes du premier coup,
d’un effet fantastique et d’un dessin d’une
grandenr réelle ^proviennent de la collection
du duc de Saxe-Teschen, Gouverneur des
Pays-Bas. Celui-ci dessina l’Ulysse, que
Schmuzer grava en 1778. Ils ont été acquis à
la vente de Verbelen, à Bruxelles, en 1833.
Avant d’appartenir au duc de Saxe-Teschen,
nous pensons qu’ils faisaient partie de la
galerie du prince Lichtenstein. Ils mesurent
1 m. 90 c. de hauteur sur 1 m. 94 c. de lar-
geur. Ce sont évidemment là des tableaux de
musée. Leur immobilisation chez un particu-
lier serait, selon nous, un malheur pour la
jeunesse académique dont le goût doit se
former sur place. Calabrèse n’est pas positi-
vement un peintre à imiter, mais c’est un
maître à étudier. Sous ce rapport, nous faisons
des vœux pour que ces deux tableaux, d’une
beauté et d’une pureté si sévères, soient mis à
la portée du public, n’importe où.
Adoration des bergers, par De Crayer,
(n° 103). Vaste et harmonieuse toile prove-
nant de l’abbaye de Vieogne, près Valencien-
nes. Autre tableau d’église ou de musée; c’est
un des meilleurs travaux du peintre anversois
et où l’on trouve une de ses Vierges les plus
pures, les plus suaves comme sentiment non
moins que comme coloris. Celle de notre ta-
bleau est d’une grâce parfaite, laquelle tout
en offrant le type de la madone flamande, a
des réminiscences italiennes incontestables.
Jamais De Crayer n’a été plus sympathique
comme penseur, ni plus lumineux comme
peintre. Dans ce même tableau, on admire
encore la tête d’un berger à genoux au pre-
mier plan, tête d’une expression, d’un dessin
et d’une force remarquables. Le St. Joseph
est aussi fort beau. L’aspect d’ensemble de
cette Adoration des Bergers est un de ceux
qui résument le plus heureusement peut-être
les qualités de fond et de forme de ce délicat
émule du fougueux Rubens.
De celui-ci la collection possède la fameuse
esquisse si connue du St. François supportant
le monde. (n° 342). C'est une grisaille forte-
ment travaillée avec des clairs pâteux et des
ombres gommeuses. Le dessin est fait au
pinceau. C’est merveilleux d’exécution et
d’entrain. Sans compter que la composition
est un des signes de ce temps où l’allégorie ou-
vrait à l’imagination de tous, ses faussetés et
ses mièvreries. Ici nous avons affaire à une
manifestation de l’espèce; elle n’est ni la
moins curieuse, ni la moins bizarre pour ne
pas dire plus, mais elle est du grand maître,
et, à ce titre, elle est d’une importance extrê-
me. Ce rare et précieux morceau que tout le
monde a connu dans le célèbre cabinet de
Van Saceghem, à Gand, a été gravé par
Pontius et par Spruyt et est décrit par Smith.
(Tome II, p. 295). Cette gravureelle-même est
rare. De quelle valeur n’est donc pas ce plan-
tureux produit du roi de nos peintres!
Du même nous remarquons encore un per-
sonnage vêtu de rouge et portant la Toison