AYANT-PROPOS.
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prétation trop malaisée après coup. Lui-même s’en apercevait un peu ; et je l’ai entendu me
répondre, quand je le questionnais sur la confiance qu’on pouvait accorder à ses copies :
«Mais... c’est joliment fidèle!» Cela voulait dire que, sans prétendre être parfait, il
croyait avoir absolument suffi à sa tâche. Sur ses distractions, comme il arrive qu’on
prête volontiers aux riches, je crois bien que M. Ferdinand de Lasteyrie lui attribue
certaines anecdotes un peu chargées. On peut toutefois en citer d’autres fort authentiques,
et qui ne laissent pas d’avoir leur valeur en biographie. A Vézelay, par exemple, où nous
cherchions chacun notre butin, je le rencontrai installé en face d’une archivolte dont
il copiait les détails depuis une demi-heure. Son siège était un tas de pierres amoncelées
là peut-être depuis la grande révolution; et comme les derniers jours avaient été plu-
vieux, sès pieds posaient dans une mare d’eau qui lui venait jusqu’à la cheville. Il me
trouva presque sybarite lorsque je le priai de se lever un instant, pour prendre le temps
de faire rouler dans la mare quelques moellons qui lui servissent au moins d’escabeau
par-dessus la ligne de flottaison acceptée d’abord. En somme, il convint que c était
une idée, quand il eut repris sa place désormais étanche, pour continuer à dessiner sur
ses genoux, sans prolonger son bain de pieds froid au delà du temps où je m’étais
permis d’intervenir. Mais, le soir, il paraissait un peu surpris de se sentir enroué , et
11e se souciait guère que je lui en indiquasse le motif dans sa séance du matin. Plus
d’une fois aussi je l’ai vu prenant pour une mauvaise digestion ce qui n’était que de la
faim; le repas commun était passé depuis quatre heures sans qu’il eut fait attention au
signal de la cloche, et il cherchait dans ses souvenirs quelle espèce d’aliment devait avoir
dérangé son estomac durant un dîner auquel il 11’avait point pris part. Je n’oserais donc .
pas m’inscrire en faux contre ce qu’011 donne comme lui étant arrivé à Aix-la-Chapelle. Il
habitait, prétend-on, une auberge depuis vingt-quatre heures, ou plutôt il y avait déposé
sa valise et pris chambre ; mais, sauf le temps indispensable au sommeil, il n’habitait
réellement que la sacristie ou l’église. Rentrant le soir, il aurait dit à l’hôtesse : « Si cela
» continue, je ne puis résider ici, les aliments qu’on me donne 11e me soutiennent pas. —
» Mais, monsieur, repartit la maîtresse de maison, je n’ai pas entendu dire que vous ayez
» rien demandé depuis que vous êtes descendu chez moi.—Vraiment!... Ce pourrait bien
» être en effet comme vous le dites ; et alors faites-moi servir tout de suite quelque cbose,
» n’importe quoi, car je n’en puis plus. »
Cela étant, il ne serait pas surprenant que sa mort eût été avancée par suite d’oublis
pareils ; surtout à Ravenne, où il s'était rendu pendant l’automne, et où d’anciennes églises
près d’un vieux port déserté doivent être quelque peu malsaines pour l’étranger qui ne
prend aucune précaution. Né le h septembre 1801, il expirait le 2/j. novembre 1850, n’ayant
conservé que la connaissance, mais sans usage de la parole durant quelques heures.
Comprenant fort bien la langue italienne, il 11e répondait pourtant plus au curé que par
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prétation trop malaisée après coup. Lui-même s’en apercevait un peu ; et je l’ai entendu me
répondre, quand je le questionnais sur la confiance qu’on pouvait accorder à ses copies :
«Mais... c’est joliment fidèle!» Cela voulait dire que, sans prétendre être parfait, il
croyait avoir absolument suffi à sa tâche. Sur ses distractions, comme il arrive qu’on
prête volontiers aux riches, je crois bien que M. Ferdinand de Lasteyrie lui attribue
certaines anecdotes un peu chargées. On peut toutefois en citer d’autres fort authentiques,
et qui ne laissent pas d’avoir leur valeur en biographie. A Vézelay, par exemple, où nous
cherchions chacun notre butin, je le rencontrai installé en face d’une archivolte dont
il copiait les détails depuis une demi-heure. Son siège était un tas de pierres amoncelées
là peut-être depuis la grande révolution; et comme les derniers jours avaient été plu-
vieux, sès pieds posaient dans une mare d’eau qui lui venait jusqu’à la cheville. Il me
trouva presque sybarite lorsque je le priai de se lever un instant, pour prendre le temps
de faire rouler dans la mare quelques moellons qui lui servissent au moins d’escabeau
par-dessus la ligne de flottaison acceptée d’abord. En somme, il convint que c était
une idée, quand il eut repris sa place désormais étanche, pour continuer à dessiner sur
ses genoux, sans prolonger son bain de pieds froid au delà du temps où je m’étais
permis d’intervenir. Mais, le soir, il paraissait un peu surpris de se sentir enroué , et
11e se souciait guère que je lui en indiquasse le motif dans sa séance du matin. Plus
d’une fois aussi je l’ai vu prenant pour une mauvaise digestion ce qui n’était que de la
faim; le repas commun était passé depuis quatre heures sans qu’il eut fait attention au
signal de la cloche, et il cherchait dans ses souvenirs quelle espèce d’aliment devait avoir
dérangé son estomac durant un dîner auquel il 11’avait point pris part. Je n’oserais donc .
pas m’inscrire en faux contre ce qu’011 donne comme lui étant arrivé à Aix-la-Chapelle. Il
habitait, prétend-on, une auberge depuis vingt-quatre heures, ou plutôt il y avait déposé
sa valise et pris chambre ; mais, sauf le temps indispensable au sommeil, il n’habitait
réellement que la sacristie ou l’église. Rentrant le soir, il aurait dit à l’hôtesse : « Si cela
» continue, je ne puis résider ici, les aliments qu’on me donne 11e me soutiennent pas. —
» Mais, monsieur, repartit la maîtresse de maison, je n’ai pas entendu dire que vous ayez
» rien demandé depuis que vous êtes descendu chez moi.—Vraiment!... Ce pourrait bien
» être en effet comme vous le dites ; et alors faites-moi servir tout de suite quelque cbose,
» n’importe quoi, car je n’en puis plus. »
Cela étant, il ne serait pas surprenant que sa mort eût été avancée par suite d’oublis
pareils ; surtout à Ravenne, où il s'était rendu pendant l’automne, et où d’anciennes églises
près d’un vieux port déserté doivent être quelque peu malsaines pour l’étranger qui ne
prend aucune précaution. Né le h septembre 1801, il expirait le 2/j. novembre 1850, n’ayant
conservé que la connaissance, mais sans usage de la parole durant quelques heures.
Comprenant fort bien la langue italienne, il 11e répondait pourtant plus au curé que par