DU BESTIAIRE : SON ORIGINE.
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Qui donc avait dit que tout le symbolisme chrétien fût dans le Bestiaire, ou meme
que tout le Bestiaire fût un modèle de symbolisme pratique ? Si nul n’y songe
pourquoi des anathèmes prononcés à si grosse voix? Il n’est pas de symbolisme qui
ne puisse être tourné en abus par des esprits exagérés, et sans le lest du bon sens.
Le texte des Vitraux de Bourges ou des Mélanges d'archéologie signale fréquemment ce
péril, meme pour la christologie typique, oû la tradition des saints Pères est cepen-
dant unanime sur les grandes lignes. D’ailleurs, nul artifice n’a été mis en œuvre
pour voiler l’origine hétérodoxe du Physiologies et sa condamnation par saint Gélase1.
Qu’il renferme des passages bizarres, et que surtout au début il se soit trouvé
plus ou moins farci d’enseignements hérétiques, on ne l’avait pas dissimulé non
plus. Mais aussi quel est le genre de symbolisme qui n’ait pas ses écueils, même sous
la main des hommes les plus respectables ? Est-ce que saint Bernard, cité plusieurs
fois comme symboliste par le Spicilegium 2, serait vraiment un guide bien sûr à suivre
dans toutes ses interprétations allégoriques ou autres, pour le maintien du symbolisme
traditionnel? On aurait lieu d’opiner qu’il pousse plutôt à déviation.
Le Physiologies a été corrigé après ses premières mésaventures ; et, d’ailleurs, on
sait qu’un livre, pour être déclaré apocryphe, n’est pas réprouvé par le seul fait.
Saint Grégoire le Grand lui aurait, dit-on, valu quelque crédit3. Cela n’est pas extrê-
mement clair; mais il est certain que le vénérable Hildebert, évêque du Mans,
puis archevêque de Tours, n’a pas cru déroger en nous donnant une édition latine
versifiée de presque tout ce livre4 qu’on nous dénonce comme si dangereux. En
outre, plus d’une église conserve encore les traces du crédit qu’avait obtenu le Bes-
tiaire. Or, un manuel commode et sûr du symbolisme employé par le moyen âge
est toujours à exhumer. 11 faut donc en prendre les glanures oû on les trouve, et ne
rien mépriser de ce qui peut nous renseigner à ce sujet. C’est là tout ce que vaut
le Bestiaire, j’y consens; mais c’est par là qu’il vaut.
L’histoire littéraire, aussi, devrait bien s’en occuper pour expliquer ses diverses
fortunes : sujet ingrat, sans doute, et qui serait pourtant préférable à des pages
bourrues ou consacrées à faire défiler en équipage bruyant ce qu’on peut trouver sans
de Lyon. (Cf. Vitraux de Bourges, n° 71. — Mélanges d’ar-
chéologie, t. Il, p. 129, svv.)
Et le pélican de saint Thomas d’Aquin (dans VAdoro te
supplex), après les peintures ou sculptures ecclésiastiques
(cf. Vitraux de Bourges, n° 52, sv.)? On y reviendra, du
reste, dans les pages suivantes.
1. Mélanges d’archéologie, Ire série, t. II, p. 87, sv.
2. Spic. Sol.,ibid., p. vij, et xxix-xxxj.
3. Ibid., p. lxix. Ce ne serait déjà pas un grand motif
d’exclusion, surtout s’il s’agit de popularité.
U- Cf. Vencrabilis Hildeberti Opp., edit. Beaugendre,
p. 1173, sqq. Il est vrai qu'Hildebert passe pour avoir été
forméàCluny, et que le Spicileg.Solesm. (ibid., p. lxij, 119)
se prévaut des blâmes amers lancés contre les Clunistes
par l’abbé de Clairvaux. Cela est d’un bon Bourguignon,
si l’on veut; quoique le Cluny du xue siècle ne déshonore
point du tout la Bourgogne, ce me semble. Saint Hugues
et Pierre le Vénérable ne laissent pas de conserver quelque
poids, malgré toute cette éloquence cistercienne tant soit
peu déclamatoire, où se dément par hasard la renommée
quasi doucereuse du doctor Mellifluus. Encore une fois,
laissons aux gens une certaine liberté d’allures.
Quant à Hildebert de Lavardin, M. C. Ilippeau va un peu
vite [le Bestiaire divin, introduction, p. 23), lorsqu’il ac-
cuse D. Beaugendre de s’être lourdement fourvoyé en pu-
bliant les vers latins du Bestiaire sous le nom d’un évêque
du Mans. Puisque le manuscrit latin de Berne (en prose),
dont je me servais dès 1843, se donne au vm° siècle ou
au ixe comme dû à un évêque Thibaud, la critique de
M. Hippeau tourne à pis que chicane. Ce Thibaud quel
qu’il soit, ayant la réputation (certainement usurpée)
d’auteur du Physiologus, pourquoi l’évêque Hildebert n’au-
rait-il pas déclaré qu’il l’avait tout bonnement mis en vers ?
Métra Thibaldi ne veut pas dire autre chose.
Bref, les xie et xn° siècles latins, qui n’ont pas pris en
dédain le Physiologus, n’étaient pas eux-mêmes si fort à mé-
priser. Je me trouve donc avoir dans ma clientèle l’histoire
littéraire de l’Orient grec et des premiers écrivains ecclé-
siastiques, avec celle de la Erance ; et l’on voudrait que
j’abandonnasse pareille cause à vau l’eau, pour quelques
phrases dédaigneuses 1
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Qui donc avait dit que tout le symbolisme chrétien fût dans le Bestiaire, ou meme
que tout le Bestiaire fût un modèle de symbolisme pratique ? Si nul n’y songe
pourquoi des anathèmes prononcés à si grosse voix? Il n’est pas de symbolisme qui
ne puisse être tourné en abus par des esprits exagérés, et sans le lest du bon sens.
Le texte des Vitraux de Bourges ou des Mélanges d'archéologie signale fréquemment ce
péril, meme pour la christologie typique, oû la tradition des saints Pères est cepen-
dant unanime sur les grandes lignes. D’ailleurs, nul artifice n’a été mis en œuvre
pour voiler l’origine hétérodoxe du Physiologies et sa condamnation par saint Gélase1.
Qu’il renferme des passages bizarres, et que surtout au début il se soit trouvé
plus ou moins farci d’enseignements hérétiques, on ne l’avait pas dissimulé non
plus. Mais aussi quel est le genre de symbolisme qui n’ait pas ses écueils, même sous
la main des hommes les plus respectables ? Est-ce que saint Bernard, cité plusieurs
fois comme symboliste par le Spicilegium 2, serait vraiment un guide bien sûr à suivre
dans toutes ses interprétations allégoriques ou autres, pour le maintien du symbolisme
traditionnel? On aurait lieu d’opiner qu’il pousse plutôt à déviation.
Le Physiologies a été corrigé après ses premières mésaventures ; et, d’ailleurs, on
sait qu’un livre, pour être déclaré apocryphe, n’est pas réprouvé par le seul fait.
Saint Grégoire le Grand lui aurait, dit-on, valu quelque crédit3. Cela n’est pas extrê-
mement clair; mais il est certain que le vénérable Hildebert, évêque du Mans,
puis archevêque de Tours, n’a pas cru déroger en nous donnant une édition latine
versifiée de presque tout ce livre4 qu’on nous dénonce comme si dangereux. En
outre, plus d’une église conserve encore les traces du crédit qu’avait obtenu le Bes-
tiaire. Or, un manuel commode et sûr du symbolisme employé par le moyen âge
est toujours à exhumer. 11 faut donc en prendre les glanures oû on les trouve, et ne
rien mépriser de ce qui peut nous renseigner à ce sujet. C’est là tout ce que vaut
le Bestiaire, j’y consens; mais c’est par là qu’il vaut.
L’histoire littéraire, aussi, devrait bien s’en occuper pour expliquer ses diverses
fortunes : sujet ingrat, sans doute, et qui serait pourtant préférable à des pages
bourrues ou consacrées à faire défiler en équipage bruyant ce qu’on peut trouver sans
de Lyon. (Cf. Vitraux de Bourges, n° 71. — Mélanges d’ar-
chéologie, t. Il, p. 129, svv.)
Et le pélican de saint Thomas d’Aquin (dans VAdoro te
supplex), après les peintures ou sculptures ecclésiastiques
(cf. Vitraux de Bourges, n° 52, sv.)? On y reviendra, du
reste, dans les pages suivantes.
1. Mélanges d’archéologie, Ire série, t. II, p. 87, sv.
2. Spic. Sol.,ibid., p. vij, et xxix-xxxj.
3. Ibid., p. lxix. Ce ne serait déjà pas un grand motif
d’exclusion, surtout s’il s’agit de popularité.
U- Cf. Vencrabilis Hildeberti Opp., edit. Beaugendre,
p. 1173, sqq. Il est vrai qu'Hildebert passe pour avoir été
forméàCluny, et que le Spicileg.Solesm. (ibid., p. lxij, 119)
se prévaut des blâmes amers lancés contre les Clunistes
par l’abbé de Clairvaux. Cela est d’un bon Bourguignon,
si l’on veut; quoique le Cluny du xue siècle ne déshonore
point du tout la Bourgogne, ce me semble. Saint Hugues
et Pierre le Vénérable ne laissent pas de conserver quelque
poids, malgré toute cette éloquence cistercienne tant soit
peu déclamatoire, où se dément par hasard la renommée
quasi doucereuse du doctor Mellifluus. Encore une fois,
laissons aux gens une certaine liberté d’allures.
Quant à Hildebert de Lavardin, M. C. Ilippeau va un peu
vite [le Bestiaire divin, introduction, p. 23), lorsqu’il ac-
cuse D. Beaugendre de s’être lourdement fourvoyé en pu-
bliant les vers latins du Bestiaire sous le nom d’un évêque
du Mans. Puisque le manuscrit latin de Berne (en prose),
dont je me servais dès 1843, se donne au vm° siècle ou
au ixe comme dû à un évêque Thibaud, la critique de
M. Hippeau tourne à pis que chicane. Ce Thibaud quel
qu’il soit, ayant la réputation (certainement usurpée)
d’auteur du Physiologus, pourquoi l’évêque Hildebert n’au-
rait-il pas déclaré qu’il l’avait tout bonnement mis en vers ?
Métra Thibaldi ne veut pas dire autre chose.
Bref, les xie et xn° siècles latins, qui n’ont pas pris en
dédain le Physiologus, n’étaient pas eux-mêmes si fort à mé-
priser. Je me trouve donc avoir dans ma clientèle l’histoire
littéraire de l’Orient grec et des premiers écrivains ecclé-
siastiques, avec celle de la Erance ; et l’on voudrait que
j’abandonnasse pareille cause à vau l’eau, pour quelques
phrases dédaigneuses 1