L' Eclipse: journal hebdomadaire politique, satirique et illustré (9.1876)

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L'ÉCLIPSÉ, REVUE COMIQUE ILLUSTRÉE

30 Juillet 1&76.

M. CHALLEMEL-LACOUR

« Qu'il est beau I Quel dommage, Madame, qu'il ne
soit pas des nôtres ! » disait à sa voisine, dans une
des tribunes de Versailles, une noble et jolie dame
de l'ordre moral, un jour qu'à la tribune il tenait
l'Assemblée captive et haletante. Ce souhait libre et
franc n'était pas flatteur pour les hôtes habituels de
son salon ; il témoignait du moins qu'Artémise avait
du jugement et du goût. Elle comprenait que le
zézaiement et
les tics préten-
tieux de M. le
duc de Broglie,
le patois mys-
tique de M. de
Belcastel, l'en-
'flure gasconne
de mons De-
peyre, les con-
cetti et les rodo-
montades de M.
1-e généralGhan-
garnier, ia vé- '
hémence apo-
plectique de M.
l'évèqueDupan-
loup, les inter-
ruptions méca-
niques de M. de
Gavardie,ladia-
lectique aiguë
et pincée de M.
Lucien Brun ,
les divagations
rubicondes de
M. de Lorgeril,
le bégaiement
de M. Tailhand,
l'aboiement de
M. Baragnon ;
elle comprenait
que tout cet or-
chestre tapa-
geur et disson-
nant des voix
les plus vantées
des classes diri-
geantes, ne pourrait jamais faire assez de bruit pour
étouffer les éclats de cette vibrante et fière parole,
dont la démocratie française allait recueillir le splen-
dide et puissant écho.

Et Artémise ne se lassait point de regarder l'ora-
teur avec une admiration mêlée de crainte. Il avait
gravi la tribune comme on monte à l'assaut : la tète
haute, la poitrine en avant ; il était là, faisant face
à l'ennemi, les deux mains appuyées sur le marbre.
Artémise n'avait pu s'empêcher d'être frappée de la
noble aisance de son attitude : elle avait devant elle
un homme à la taille élégante, dont toute la per-
sonne respirait la finesse et la force, d'une tenue
sévère et d'une exquise correction. « Ce radical est
vraiment fort distingué, » pensa-t-elle. Mais quand
l'orateur, en jetant sur l'auditoire un regard eircu-

l'homme du jour

laire, se tourna de son côté et qu'elle put contempler
ce visage d'un dessin si parfait, au teint lumineux
et vivant, encadré par une barbe de neige, d'une
coupe simple et noble, quand elle vit cet œil gris
bleu, si clair, si perçant, plein d'une flamme si pure
et si tranquille, Artémise se sentit profondément
troublée. L'orateur cependant avait commencé son
discours. Sa voix lente et sonore, d'un timbre chaud et

nerveux , em-
plissait la vaste
enceinte. La pé-
riode ample et
nourrie se dé-
roulait avec
une impeccable
élégance, tan-
tôt pressée, ra-
pide , ardente,
tantôt ralentie
et comme apai-
sée. Peu à peu,
la passion con-
tenue et maîtri-
sée s'échappait
en de magnifi-
ques élans.
Gomme fait le
cavalier qui
monte un che-
val de race, l'o-
rateur lui lâ-
chait la bride,
puis la ramenait
à lui par un
puissant effort.
De cette lutte
intérieure, l'au-
ditoire , ému ,
subjugué, ne
percevait rien,
si ce n'est un
tremblement de
la voix dont l'ef-
fet était irrésis-
tible. Mais les
interruptions

l'assaillaient : il se raidissait devant l'attaque, et
aussitôt les interrupteurs étaient aveuglés, meur-
tris, percés d'outre en outre de traits acérés et cui-
sants, submergés sous les flots d'une ironie mortelle,
Eh bien ! cet orateur incomparable, cet homme
dont la parole merveilleuse, tour à four sarcastique
et pathétique, est faite pour remuer les Assemblées
et donner la leçon aux évèques (M. Dupanloup en
sait quelque chose), c'est l'ancien préfet républicain
du Rhône pendant la guerre, le député et, aujour-
d'hui, le sénateur élu des Bouches-du-Rhône. Si Ar-
témise était l'autre jour au Sénat, pendant la dis-
cussion de la loi sur la collation des grades, elle a
dû répéter en l'écoutant : « Quel dommage, Madame,
qu'il ne soit pas des nôtres ! »

l. r.