38 L'ECLIPSE, REVUE COMIQUE ILLUSTRÉE 3 Juillet istc.
UN EXILÉ
Je fis sa connaissance au Caire, il y a un an envi-
ron. Il répondait au nom belliqueux de Monsieur
Achille. Le mot de Monsieur précédait invariable-
ment son nom, comme celui de Monsieur Thiers. La
langue et l'habitude ont de ces exigences.
Sa mère, une Maltaise de passage à Marseille, le
mit au monde dans un galetas de la Gannebière. Son
père, un Levantin pratique et sans préjugés, le pour-
vu l d'un capital dont M. Dumas fils n'apprécierait
pas le placement, mais qui a une grande valeur en
Orient.
Préservé des passions, grâce à ce sacrifice peu coû-
teux à la première enfance, il crut en science et
surtout en sagesse et procura à ses bons parents la
satisfaction que peuvent donner les êtres ayant une
vocation.
A dix-huit ans, sa position était faite. Il entra
sans le moindre surnumérariat, mais après exa-
meu pourtant, comme fonctionnaire civil dans le
harem de Sa Hautesse Abdul-Medjid-Khau. Son
emploi n'étant en butte qu'à de rares compétitions
la jeunesse est si perverse de nos jours), son exis-
tence s'écoula dans un calme absolu. Il apprit bien
vite l'art difficile de plaire au maître, sans pour cela
s'attirer l'animadversion du personnel féminin con-
fié à sa vigilante sollicitude. Enfin, il acquit une
telle sûreté de coup d'œil pour juger de la grâce, de
l'attrait et des qualités d'une femme, que le sultan
n'eut plus qu'à aimer de confiance. Aussi devint-il
bientôt le surintendant général de ses plaisirs, en
même tempsque son commis-voyageur en beautés de
toutes races et de toutes couleurs. Sa vie ne fut plus
qu'un véritable va-et-vient.
Le Grand Seigneur, rassasié d'une Circassienne,
voulait-il une Mongole? M. Achille ramenait bientôt
un échantillon parfait de l'idéal caressé. Fallait-il
une Andalouse? L'infatigable pourvoyeur allait
dans le pays des sérénades chercher une merveille,
qu'il enlevait à prix d'or à quelque muletier avide et
rageur. Toujours insatiable, le sultan désirait-il une
Suédoise, une Créole, une Madécasse, nue Parisienne
ou une Peau-Rouge? M. Achille ne connaissait pas
d'obstacles. Il passait à la caisse, toujours ouverte
pour lui, et partait séance tenante pour le glorieux
pays de Gustave-Adolphe ou pour les régions calci-
nées où croit le palmier. S'il le fallait enfin, on fré-
tait un vapeur pour Tananarive ou la baie d lludson.
Il revenait quand même et à tout prix ramenant un
prodige.
Un seul mot le payait des peines endurées, des
dangers courus, des fatigues supportées : le maître
"était content !... M.Achille n'aimait pas l'argent.
C'était un grand artiste travaillant pour la gloire.
Tout allait pour le mieux, quand un beau jour
Abdul-Medjid eut la colique et mourut un vendredi
au retour de la mosquée. Gomme les morts de la
ballade, les sultans vont vite. Abdul-Aziz-Khan son
successeur, connaissant les mérites de M. Achille,
lui conserva ses fonctions, et le combla d'honneurs
et de dignités. Les grandeurs n'altérèrent en rien la
simplicité de sa mise et de ses manières. Qu'il fût
au Pôle ou à l'Equateur, scrutant de son œil infail-
lible une Kamtchadole ou une Zanzibarienne, on le
voyait invariablement vêtu du même costume suran-
né : habit bleu barbeau à boutons de métal, culottes
de nankin, escarpins vernis, dans la tenue irrépro-
chable d'un maître à danser d'il y a cinquante ans.
Le climat seul modifiait son ajustement qui se com-
plétait au Pôle d'une fourrure et d'un parasol sous
l'Equateur.
Ge modèle des fonctiouuaires, qui semblait devoir
vivre et mourir heureux, tomba en disgrâce, et, le
croirait-on, il fut perdu par une femme, lui, le seul
auquel on ne pouvait appliquer le fameux : Cherchez
la femme.
La reine de Mohély avait envoyé depuis quelques
mois à Abdul-Aziz une adorable négrillonne d'une
dizaine d'années. M. Achille, qui ménageait une
surprise au sultan, fort friand de cette couleur, sur-
veillait avec amour son éducation. Elle fut bientôt
familiarisée avec ses compagnes, dont elle imitait à
ravir les minauderies. Les pâtes, les opiats, les es-
sences, les cristaux, les brosses, les cosmétiques la
ravissaient. On eut d'abord toutes les peines à
l'empêcher d'avaler comme des sorbets les opiats et
les savons, ou de boire les flacons d'odeurs, qui lui
semblaient autant de variétés de nectar. L'objet qui
excitait en elle une ardente convoitise, était la pou-
dre de riz. Elle ne pouvait comprendre l'incompati-
bilité de laveloutine avec sa peau d'ébène et pous-
sait des cris assourdissants chaque fois que son men-
tor lui en interdisait l'usage. Le pauvre homme ne
pouvait laisser accomplir un tel crime de lèse-
toilette.
Un jour enfin, de guerre lasse, il la laissa faire. Je
vous laisse à penser si elle s'en donna à cœur joie.
Elle s'enfarina le front, les yeux, le nez, les oreil-
les, jusqu'aux cheveux. On eût dit Pierrot nègre.
— Ma pauvre enfant, disait M. Achille, vous êtes
atroce. Voyons, il n'y a pas de bon sens : on dirait
un charbonnier qui s'est roulé dans la farine.
Un charbonnier!... Ge mot fut un trait de lumière.
Le cerveau de cet homme de génie venait.d'enfanter
une merveille. La poudre de riz pour nègres était
trouvée !
Il fit fabriquer séance tenante une boite d'ébène
qu'il remplit de charbon réduit en poussière impal-
pable, parfumé d'essences de santal et de roses.
Une magnifique houppe en plumes d'autruchenoire
compléta l'appareil dont la possession plongea la
fillette dans le ravissement.
Il serait superflu de dire qu'elle en usa jusqu'à
satiété, sans porter préjudice à sa beauté qui en
reçut uu lustre tout nouveau.
Tout alla bien d'abord, mais un jour que le sultan
se rendait au Conseil, il passa par le harem. Frappé
de la gentillesse de la petite négresse, il eut la fan-
taisie de prendre un à-compte sur les joies à venir
et de manger du fruit vert. Elle venait de se pou-
drer outrageusement! Tout entier à son bonheur, le
monarque ne s'aperçut de rien, et il entra dans la
salle où se trouvaient les ministres, comme un
astre qui veut bien pour un moment condescendre
à, se laisser contempler. Frappé des figures ahuries
de ses familiers qui le regardaient d'un air interlo-
qué, le maître leva la tète et vit sa propre image
reflétée dans une glace. Mais, par Allah ! quelle
UN EXILÉ
Je fis sa connaissance au Caire, il y a un an envi-
ron. Il répondait au nom belliqueux de Monsieur
Achille. Le mot de Monsieur précédait invariable-
ment son nom, comme celui de Monsieur Thiers. La
langue et l'habitude ont de ces exigences.
Sa mère, une Maltaise de passage à Marseille, le
mit au monde dans un galetas de la Gannebière. Son
père, un Levantin pratique et sans préjugés, le pour-
vu l d'un capital dont M. Dumas fils n'apprécierait
pas le placement, mais qui a une grande valeur en
Orient.
Préservé des passions, grâce à ce sacrifice peu coû-
teux à la première enfance, il crut en science et
surtout en sagesse et procura à ses bons parents la
satisfaction que peuvent donner les êtres ayant une
vocation.
A dix-huit ans, sa position était faite. Il entra
sans le moindre surnumérariat, mais après exa-
meu pourtant, comme fonctionnaire civil dans le
harem de Sa Hautesse Abdul-Medjid-Khau. Son
emploi n'étant en butte qu'à de rares compétitions
la jeunesse est si perverse de nos jours), son exis-
tence s'écoula dans un calme absolu. Il apprit bien
vite l'art difficile de plaire au maître, sans pour cela
s'attirer l'animadversion du personnel féminin con-
fié à sa vigilante sollicitude. Enfin, il acquit une
telle sûreté de coup d'œil pour juger de la grâce, de
l'attrait et des qualités d'une femme, que le sultan
n'eut plus qu'à aimer de confiance. Aussi devint-il
bientôt le surintendant général de ses plaisirs, en
même tempsque son commis-voyageur en beautés de
toutes races et de toutes couleurs. Sa vie ne fut plus
qu'un véritable va-et-vient.
Le Grand Seigneur, rassasié d'une Circassienne,
voulait-il une Mongole? M. Achille ramenait bientôt
un échantillon parfait de l'idéal caressé. Fallait-il
une Andalouse? L'infatigable pourvoyeur allait
dans le pays des sérénades chercher une merveille,
qu'il enlevait à prix d'or à quelque muletier avide et
rageur. Toujours insatiable, le sultan désirait-il une
Suédoise, une Créole, une Madécasse, nue Parisienne
ou une Peau-Rouge? M. Achille ne connaissait pas
d'obstacles. Il passait à la caisse, toujours ouverte
pour lui, et partait séance tenante pour le glorieux
pays de Gustave-Adolphe ou pour les régions calci-
nées où croit le palmier. S'il le fallait enfin, on fré-
tait un vapeur pour Tananarive ou la baie d lludson.
Il revenait quand même et à tout prix ramenant un
prodige.
Un seul mot le payait des peines endurées, des
dangers courus, des fatigues supportées : le maître
"était content !... M.Achille n'aimait pas l'argent.
C'était un grand artiste travaillant pour la gloire.
Tout allait pour le mieux, quand un beau jour
Abdul-Medjid eut la colique et mourut un vendredi
au retour de la mosquée. Gomme les morts de la
ballade, les sultans vont vite. Abdul-Aziz-Khan son
successeur, connaissant les mérites de M. Achille,
lui conserva ses fonctions, et le combla d'honneurs
et de dignités. Les grandeurs n'altérèrent en rien la
simplicité de sa mise et de ses manières. Qu'il fût
au Pôle ou à l'Equateur, scrutant de son œil infail-
lible une Kamtchadole ou une Zanzibarienne, on le
voyait invariablement vêtu du même costume suran-
né : habit bleu barbeau à boutons de métal, culottes
de nankin, escarpins vernis, dans la tenue irrépro-
chable d'un maître à danser d'il y a cinquante ans.
Le climat seul modifiait son ajustement qui se com-
plétait au Pôle d'une fourrure et d'un parasol sous
l'Equateur.
Ge modèle des fonctiouuaires, qui semblait devoir
vivre et mourir heureux, tomba en disgrâce, et, le
croirait-on, il fut perdu par une femme, lui, le seul
auquel on ne pouvait appliquer le fameux : Cherchez
la femme.
La reine de Mohély avait envoyé depuis quelques
mois à Abdul-Aziz une adorable négrillonne d'une
dizaine d'années. M. Achille, qui ménageait une
surprise au sultan, fort friand de cette couleur, sur-
veillait avec amour son éducation. Elle fut bientôt
familiarisée avec ses compagnes, dont elle imitait à
ravir les minauderies. Les pâtes, les opiats, les es-
sences, les cristaux, les brosses, les cosmétiques la
ravissaient. On eut d'abord toutes les peines à
l'empêcher d'avaler comme des sorbets les opiats et
les savons, ou de boire les flacons d'odeurs, qui lui
semblaient autant de variétés de nectar. L'objet qui
excitait en elle une ardente convoitise, était la pou-
dre de riz. Elle ne pouvait comprendre l'incompati-
bilité de laveloutine avec sa peau d'ébène et pous-
sait des cris assourdissants chaque fois que son men-
tor lui en interdisait l'usage. Le pauvre homme ne
pouvait laisser accomplir un tel crime de lèse-
toilette.
Un jour enfin, de guerre lasse, il la laissa faire. Je
vous laisse à penser si elle s'en donna à cœur joie.
Elle s'enfarina le front, les yeux, le nez, les oreil-
les, jusqu'aux cheveux. On eût dit Pierrot nègre.
— Ma pauvre enfant, disait M. Achille, vous êtes
atroce. Voyons, il n'y a pas de bon sens : on dirait
un charbonnier qui s'est roulé dans la farine.
Un charbonnier!... Ge mot fut un trait de lumière.
Le cerveau de cet homme de génie venait.d'enfanter
une merveille. La poudre de riz pour nègres était
trouvée !
Il fit fabriquer séance tenante une boite d'ébène
qu'il remplit de charbon réduit en poussière impal-
pable, parfumé d'essences de santal et de roses.
Une magnifique houppe en plumes d'autruchenoire
compléta l'appareil dont la possession plongea la
fillette dans le ravissement.
Il serait superflu de dire qu'elle en usa jusqu'à
satiété, sans porter préjudice à sa beauté qui en
reçut uu lustre tout nouveau.
Tout alla bien d'abord, mais un jour que le sultan
se rendait au Conseil, il passa par le harem. Frappé
de la gentillesse de la petite négresse, il eut la fan-
taisie de prendre un à-compte sur les joies à venir
et de manger du fruit vert. Elle venait de se pou-
drer outrageusement! Tout entier à son bonheur, le
monarque ne s'aperçut de rien, et il entra dans la
salle où se trouvaient les ministres, comme un
astre qui veut bien pour un moment condescendre
à, se laisser contempler. Frappé des figures ahuries
de ses familiers qui le regardaient d'un air interlo-
qué, le maître leva la tète et vit sa propre image
reflétée dans une glace. Mais, par Allah ! quelle