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1/ ÉCLIPSE, REVUE COMIQUE ILLUSTRÉE
10 Septembre 1876.
UN SUIVEUR
A. D... est un suiveur enragé, mais il a la vue
basse, infirmité terrible pour suivre une femme
dans Paris.
Le nombre d'aventures ridicules que sa passion,
jointe à son infirmité, lui a occasionnées est incal-
culable. Ajoutez à cela qu'il est parfois distrait et
timide — autre infirmité grave pour un suiveur.
Dernièrement, il tombait une petite pluie fine, —
la nuit approchait, et l'on commençait à voir s'allu-
mer les becs de gaz des boutiques et des candéla-
bres du boulevard. — A. D..., qui avait sans doute
suivi quelques jupons clans sa journée, harassé,
était assis à une table du café de Suède et fumait
tranquillement en prenant son vermout à la porte,
sous la banne que les garçons avaient tendue pour
abriter les clients de la bruine.
Tout à coup, il aperçoit deux mollets qui passent;
la jupe est prestement troussée.
Il cligne de l'œil selon son habitude et, saisi
par sa fatale passion, il se lève, paie et se met en
marche à la suite de ces deux mollets, attiré par
eux comme le fer par l'aimant.
— Bigre! pensait-il, je n'en pourrai bientôt plus,
si elle continue à marcher comme cela.
En effef, la person-ne à qui appartenait®! ces deux
mollets mignons, bien tendus, alertes et finement
attachés à la cheville, allait à grands pas, piétinant
vite, vite... A. D... suivait avec peine, cherchant à
la dépasser, pour voir si la figure était en rapport
avec les atlr.iyanls mollets. Impossible, en allon-
geant le pas, d'atteindre l'infatigable marcheuse.
A la Porte Saint-Martin, A. D... s'effara, s'em-
brouilla dans les voitures; la paire de mollets avait
LA SEMAINE COMIQUE
Aux buins de mer. De cette façon, le soleil ne leur fera I.e dimanche des -pères-conscrits de la
Les soirées commencent à être un peu Iraiches pas défaut. réserve,
et un peu longues.
traversé le boulevard, il suivait presque « à l'aveu-
glette ».
— Sans doute, se dit A. D..., on va prendre l'om-
nibus, il n'y aura pas de place par un temps pareil.
Suivons encore, suivons toujours.
Un instant, il crut avoir perdu la piste, point : les
deux mollets allaient, allaient toujours, rapides sur
l'asphalte, les pieds dévoraient l'espace.
\A. D... était essoufflé.
— Si seulement, pensait-il, elle s'arrêtait un ins-
tant pour regarder l'étalage d'une boutique, peut-
être aurais-je le loisir de glisser un mot et de regar-
der sous la voilette.
La course échevelée continuait, A. D..., qui n'a-
vait pas le moindre parapluie, se sentait trempé
jusqu'aux os, de son chapeau tombait goutte à goutte
l'eau du ciel, la nuit se faisait plus noire.
Son indestructible manie l'entraînait.
— Jamais femme parisienne n'a marché pareille vi-
tesse, c'est une Basque assurément, réfléchissait A.
D...
La rage de suivre augmentait.
— .T'en aurai le cœur net, dit-il presque à haute
voix, je veux savoir à qui appartiennent ces délicieux
soubassements qui reluisent à chaque bac de gaz.
Ils étaient arrivés à la hauteurdu cirque des Filles-
du-Calvaire.
— Assurément, elle a peur de manquer son rendez-
vous, grognait A. D... nlans sa barbe, une femme de
belle nature ! un tempérament de chaudière sans
doute.
Les niollets,en effet, tricotaient (comme on dit fami-
lièrement avec fureur.
— Bon ! place de la Bastille ! où va-t-elle ? bon Dieu!
oùva-t-elle? son'reudez-vous n'est pas sur la colonne,
j'imagine, murmurait le suiveur damué. Ah ! j'y suis,
le chemto'de fer de Vincennes... j'irai à Vincennes,
s'il le faut, plus loin même ; on n'a pas deux bas de
1/ ÉCLIPSE, REVUE COMIQUE ILLUSTRÉE
10 Septembre 1876.
UN SUIVEUR
A. D... est un suiveur enragé, mais il a la vue
basse, infirmité terrible pour suivre une femme
dans Paris.
Le nombre d'aventures ridicules que sa passion,
jointe à son infirmité, lui a occasionnées est incal-
culable. Ajoutez à cela qu'il est parfois distrait et
timide — autre infirmité grave pour un suiveur.
Dernièrement, il tombait une petite pluie fine, —
la nuit approchait, et l'on commençait à voir s'allu-
mer les becs de gaz des boutiques et des candéla-
bres du boulevard. — A. D..., qui avait sans doute
suivi quelques jupons clans sa journée, harassé,
était assis à une table du café de Suède et fumait
tranquillement en prenant son vermout à la porte,
sous la banne que les garçons avaient tendue pour
abriter les clients de la bruine.
Tout à coup, il aperçoit deux mollets qui passent;
la jupe est prestement troussée.
Il cligne de l'œil selon son habitude et, saisi
par sa fatale passion, il se lève, paie et se met en
marche à la suite de ces deux mollets, attiré par
eux comme le fer par l'aimant.
— Bigre! pensait-il, je n'en pourrai bientôt plus,
si elle continue à marcher comme cela.
En effef, la person-ne à qui appartenait®! ces deux
mollets mignons, bien tendus, alertes et finement
attachés à la cheville, allait à grands pas, piétinant
vite, vite... A. D... suivait avec peine, cherchant à
la dépasser, pour voir si la figure était en rapport
avec les atlr.iyanls mollets. Impossible, en allon-
geant le pas, d'atteindre l'infatigable marcheuse.
A la Porte Saint-Martin, A. D... s'effara, s'em-
brouilla dans les voitures; la paire de mollets avait
LA SEMAINE COMIQUE
Aux buins de mer. De cette façon, le soleil ne leur fera I.e dimanche des -pères-conscrits de la
Les soirées commencent à être un peu Iraiches pas défaut. réserve,
et un peu longues.
traversé le boulevard, il suivait presque « à l'aveu-
glette ».
— Sans doute, se dit A. D..., on va prendre l'om-
nibus, il n'y aura pas de place par un temps pareil.
Suivons encore, suivons toujours.
Un instant, il crut avoir perdu la piste, point : les
deux mollets allaient, allaient toujours, rapides sur
l'asphalte, les pieds dévoraient l'espace.
\A. D... était essoufflé.
— Si seulement, pensait-il, elle s'arrêtait un ins-
tant pour regarder l'étalage d'une boutique, peut-
être aurais-je le loisir de glisser un mot et de regar-
der sous la voilette.
La course échevelée continuait, A. D..., qui n'a-
vait pas le moindre parapluie, se sentait trempé
jusqu'aux os, de son chapeau tombait goutte à goutte
l'eau du ciel, la nuit se faisait plus noire.
Son indestructible manie l'entraînait.
— Jamais femme parisienne n'a marché pareille vi-
tesse, c'est une Basque assurément, réfléchissait A.
D...
La rage de suivre augmentait.
— .T'en aurai le cœur net, dit-il presque à haute
voix, je veux savoir à qui appartiennent ces délicieux
soubassements qui reluisent à chaque bac de gaz.
Ils étaient arrivés à la hauteurdu cirque des Filles-
du-Calvaire.
— Assurément, elle a peur de manquer son rendez-
vous, grognait A. D... nlans sa barbe, une femme de
belle nature ! un tempérament de chaudière sans
doute.
Les niollets,en effet, tricotaient (comme on dit fami-
lièrement avec fureur.
— Bon ! place de la Bastille ! où va-t-elle ? bon Dieu!
oùva-t-elle? son'reudez-vous n'est pas sur la colonne,
j'imagine, murmurait le suiveur damué. Ah ! j'y suis,
le chemto'de fer de Vincennes... j'irai à Vincennes,
s'il le faut, plus loin même ; on n'a pas deux bas de
Werk/Gegenstand/Objekt
Titel
Titel/Objekt
La semaine comique
Weitere Titel/Paralleltitel
Serientitel
L' Eclipse: journal hebdomadaire politique, satirique et illustré
Sachbegriff/Objekttyp
Inschrift/Wasserzeichen
Aufbewahrung/Standort
Aufbewahrungsort/Standort (GND)
Inv. Nr./Signatur
S 25 / T 6
Objektbeschreibung
Maß-/Formatangaben
Auflage/Druckzustand
Werktitel/Werkverzeichnis
Herstellung/Entstehung
Künstler/Urheber/Hersteller (GND)
Entstehungsort (GND)
Auftrag
Publikation
Fund/Ausgrabung
Provenienz
Restaurierung
Sammlung Eingang
Ausstellung
Bearbeitung/Umgestaltung
Thema/Bildinhalt
Thema/Bildinhalt (GND)