INTRODUCTION
Je suis puni cruellement de Vempire presque absolu que l’art grec a
longtemps exercé sur moi en constatant que les chapitres où je l’étudie
dans ce livre sont les plus mauvais de mon ouvrage. Cependant
j’aime trop l’Histoire pour les effacer. Je l’aime comme on aime une femme.
Elle me fait souffrir, douter d’elle et de moi-même. Je ne sais jamais si le
visage que je lui vois aujourd’hui est son véritable visage, ou si c’était celui
d’hier. Mais la suffisance et la lâcheté mêlées des historiens professionnels
m’engagent à maintenir tous mes points de vue successifs, même contradic-
toires, au lieu de rechercher, comme eux, dans l’abstention inébranlable,
ma sécurité. J’ai donc écrit sur l’art grec, le moins mystique qui soit, avec
une passion mystique. Et par conséquent, par amour pour l’art grec, j’ai
passé à côté de lui. Parler d’une œuvre équilibrée et mesurée sans équilibre
ni mesure, c’est la trahir. C’est la couvrir de ridicule en voulant la faire
aimer.
■ Cependant, j’avais lu /'Origine de la tragédie. Mais on lit les plus
profonds même — et peut-être surtout -— des livres, avec l’intention
arrêtée de n’y rien apprendre. Avant trente ans, dans tous les cas, quand
on croit tout savoir. Et si, dès ce moment, j’avais saisi l’intention gran-
diose de Nietzsche, qui est d’accorder, dans une minute immortelle d’oscil-
lation de l’esprit, la faculté dionysienne de jouir et de souffrir de l’em-
- 69 -
Je suis puni cruellement de Vempire presque absolu que l’art grec a
longtemps exercé sur moi en constatant que les chapitres où je l’étudie
dans ce livre sont les plus mauvais de mon ouvrage. Cependant
j’aime trop l’Histoire pour les effacer. Je l’aime comme on aime une femme.
Elle me fait souffrir, douter d’elle et de moi-même. Je ne sais jamais si le
visage que je lui vois aujourd’hui est son véritable visage, ou si c’était celui
d’hier. Mais la suffisance et la lâcheté mêlées des historiens professionnels
m’engagent à maintenir tous mes points de vue successifs, même contradic-
toires, au lieu de rechercher, comme eux, dans l’abstention inébranlable,
ma sécurité. J’ai donc écrit sur l’art grec, le moins mystique qui soit, avec
une passion mystique. Et par conséquent, par amour pour l’art grec, j’ai
passé à côté de lui. Parler d’une œuvre équilibrée et mesurée sans équilibre
ni mesure, c’est la trahir. C’est la couvrir de ridicule en voulant la faire
aimer.
■ Cependant, j’avais lu /'Origine de la tragédie. Mais on lit les plus
profonds même — et peut-être surtout -— des livres, avec l’intention
arrêtée de n’y rien apprendre. Avant trente ans, dans tous les cas, quand
on croit tout savoir. Et si, dès ce moment, j’avais saisi l’intention gran-
diose de Nietzsche, qui est d’accorder, dans une minute immortelle d’oscil-
lation de l’esprit, la faculté dionysienne de jouir et de souffrir de l’em-
- 69 -