LA COLLECTION DUTUIT
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pièces pour ce qu’elles valent moralement, pour ce qu’elles notent
de particulièrement élevé et noble, mais on les cherchera pour ce
qu’elles coûtent. Au Cabinet des estampes, il y eut longtemps la
légende de la Paix, ou Assomption de la Vierge, de Maso Fini-
guerra; et comme les gardiens d’alors, enchérissant sur les enthou-
siasmes officiels, glissaient volontiers aux visiteurs les sommes
énormes que représentait ce chiffon de papier, on venait pour voir le
Finigueria. Depuis, la pièce est restée encadrée dans son petit édi-
cule gothique; personne ne la demande plus. C’est que les goûts
ont changé, et que Eugène Dutuit a, pour sa part, donné le coup le
plus formidable à la légende. Peut-être cet homme n’était-il pas un
érudit de haut vol; il n’avait que l’incrédulité des gens trompés, qui
aiment à éclairer les mystères, et cette passion de sincérité, de sécu-
rité, si j’ose dire, a été la règle absolue de sa direction artistique.
Comme il pouvait, s’il voulait, obtenir la pièce désirée, que personne
ne se mesurait avec lui, son cabinet d’estampes se forma ainsi
d’exceptionnelles choses, venues des meilleurs lieux, reconnues par
plusieurs générations d’hommes compétents. Dutuit ne fut pas de
ceux qui découvrent, qui créent; jamais il n’alla, comme M. Wasset,
chercher en un fond de boutique, pour quelques sous, l’épreuve avec
le pouce de Rembrandt marqué sur la marge; il se contenta plus
naïvement de ne point souffrir que d’autres détournassent de sa route
l’estampe notable et sûre, sortie d’une des réserves de bon aloi.
Seulement, l’objet rare et précieux en iconographie, l’image de
marque ne se trahit par rien d’extérieurement imposant et palpable;
la Pièce aux cent florins elle-mcme, avec son Christ debout, ses vieux
juifs accroupis et la petite bourrique du coin, n’arrêtera au passage
que l’artiste ou que l’amateur éduqué. Il y a dans ces choses des
conventions, des snobismes, beaucoup de parti pris. Car ce n’est pas
toujours par son éclat, par son tirage, par la splendide maîtrise de
sa main que Rembrandt triomphe. Les grands collectionneurs le
goûtent mieux, si, devant que parfaire une œuvre, il s’attarde à
quelque coquetterie, s'il s’abstient de traits ici ou là, s’il exploite sa
ligne de façon à lui garder ses barbes de virginité. Quand, de ces
pièces inachevées, il a tiré une ou deux épreuves, et que ces histoires
incomplètes, mais plus dans leur fleur, plus brillantes, nous par-
viennent, voilà de quoi rendre fous les gens dont'La Bruyère se
moquait. Et maintenant, les épreuves de cette qualité ont leur état
civil depuis La Bruyère, parfois d’avant La Bruyère, c’est-à-dire qu’on
les suit en remontant jusqu’aux collectionneurs contemporains du
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pièces pour ce qu’elles valent moralement, pour ce qu’elles notent
de particulièrement élevé et noble, mais on les cherchera pour ce
qu’elles coûtent. Au Cabinet des estampes, il y eut longtemps la
légende de la Paix, ou Assomption de la Vierge, de Maso Fini-
guerra; et comme les gardiens d’alors, enchérissant sur les enthou-
siasmes officiels, glissaient volontiers aux visiteurs les sommes
énormes que représentait ce chiffon de papier, on venait pour voir le
Finigueria. Depuis, la pièce est restée encadrée dans son petit édi-
cule gothique; personne ne la demande plus. C’est que les goûts
ont changé, et que Eugène Dutuit a, pour sa part, donné le coup le
plus formidable à la légende. Peut-être cet homme n’était-il pas un
érudit de haut vol; il n’avait que l’incrédulité des gens trompés, qui
aiment à éclairer les mystères, et cette passion de sincérité, de sécu-
rité, si j’ose dire, a été la règle absolue de sa direction artistique.
Comme il pouvait, s’il voulait, obtenir la pièce désirée, que personne
ne se mesurait avec lui, son cabinet d’estampes se forma ainsi
d’exceptionnelles choses, venues des meilleurs lieux, reconnues par
plusieurs générations d’hommes compétents. Dutuit ne fut pas de
ceux qui découvrent, qui créent; jamais il n’alla, comme M. Wasset,
chercher en un fond de boutique, pour quelques sous, l’épreuve avec
le pouce de Rembrandt marqué sur la marge; il se contenta plus
naïvement de ne point souffrir que d’autres détournassent de sa route
l’estampe notable et sûre, sortie d’une des réserves de bon aloi.
Seulement, l’objet rare et précieux en iconographie, l’image de
marque ne se trahit par rien d’extérieurement imposant et palpable;
la Pièce aux cent florins elle-mcme, avec son Christ debout, ses vieux
juifs accroupis et la petite bourrique du coin, n’arrêtera au passage
que l’artiste ou que l’amateur éduqué. Il y a dans ces choses des
conventions, des snobismes, beaucoup de parti pris. Car ce n’est pas
toujours par son éclat, par son tirage, par la splendide maîtrise de
sa main que Rembrandt triomphe. Les grands collectionneurs le
goûtent mieux, si, devant que parfaire une œuvre, il s’attarde à
quelque coquetterie, s'il s’abstient de traits ici ou là, s’il exploite sa
ligne de façon à lui garder ses barbes de virginité. Quand, de ces
pièces inachevées, il a tiré une ou deux épreuves, et que ces histoires
incomplètes, mais plus dans leur fleur, plus brillantes, nous par-
viennent, voilà de quoi rendre fous les gens dont'La Bruyère se
moquait. Et maintenant, les épreuves de cette qualité ont leur état
civil depuis La Bruyère, parfois d’avant La Bruyère, c’est-à-dire qu’on
les suit en remontant jusqu’aux collectionneurs contemporains du