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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
les ouragans et par toutes les écumes, et n’ayant qu’un peu de
fumée qu’on appelle la gloire, que le vent arrache, et qui est sa
force. »
Une seconde fois, il a représenté le même navire ; mais cette
fois la fumée est noire, la vague est gigantesque et, au-dessus du
gouffre qui se creuse dans la volute d’eau sombre, l’écume jaillit
jusqu’au ciel. En bas, sur la nappe liquide, le poète a jeté, à côté
de son nom, les deux mots : « Ma destinée »L
Il ne manquait à ces dessins lyriques, exécutés avec une furie
superbe, qu’un métier plus savant et qu’une matière plus riche.
Véritables estampes originales, ils avaient besoin, parfois, pour se
présenter au public, qu’un graveur fit leur toilette. Victor Hugo
franchit à Guernesey le dernier pas qui le séparait des artistes de
profession ; le dessinateur devint son propre graveur.
En 1863, le graveur Maxime Lalanne se présenta à Guernesey:
il venait pour reproduire, en une douzaine d’eaux-fortes, les aspects
les plus pittoresques de l’habitation du maître1 2. Victor Hugo héber-
gea l’artiste avec son affabilité de grand seigneur; il suivit le travail
du graveur, et voulut manier lui-même la pointe. En quelques jours,
il sut le nécessaire. Dans les rares loisirs que lui laissa pendant les
années suivantes un travail de plume acharné, il reprit les outils du
graveur. Le 1er janvier 1868, il mettait aux pieds de sa « dame »,
Juliette Drouet, qu’il avait logée près de lui à Guernesey, la pre-
mière épreuve d’une eau-forte signée de son nom. Cette fois, les
clairs et les ombres ne sont plus obtenus par des expédients : cette
ville en ruine, dominée par les tours de ses églises; cet ouragan
qui crève sur la colline abandonnée; ces pans de mur frappés par
la lueur d’un éclair, tout cet « effet » brusque et hardi, est donné
par le travail des hachures et la gradation ingénieuse des morsures.
Victor Hugo tenait dans sa main le secret des beaux noirs qui
font relief comme sur le tissu d’un velours ; il avait le moyen de multi-
plier ses créations d’artiste comme ses visions de poète. Tout à coup
il s’arrêta. L’eau-forte trop belle resta unique. L’écrivain jeta la
pointe qui menaçait de lui faire négliger sa plume. Il ne voulut pas
mentir aux paroles que Gautier avait écrites quelques années plus
tôt, en présentant les dessins de son illustre ami comme « un simple
1. Collection Pierre Lefèvre; gravé dans l’album des Travailleurs de la Mer.
2. Ces eaux-fortes, accompagnées d’un texte précis et coloré, ont formé un
charmant petit livre intitulé : Chez Victor Hugo, par un passant, 1864, publication
de la Société des Aquafortistes.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
les ouragans et par toutes les écumes, et n’ayant qu’un peu de
fumée qu’on appelle la gloire, que le vent arrache, et qui est sa
force. »
Une seconde fois, il a représenté le même navire ; mais cette
fois la fumée est noire, la vague est gigantesque et, au-dessus du
gouffre qui se creuse dans la volute d’eau sombre, l’écume jaillit
jusqu’au ciel. En bas, sur la nappe liquide, le poète a jeté, à côté
de son nom, les deux mots : « Ma destinée »L
Il ne manquait à ces dessins lyriques, exécutés avec une furie
superbe, qu’un métier plus savant et qu’une matière plus riche.
Véritables estampes originales, ils avaient besoin, parfois, pour se
présenter au public, qu’un graveur fit leur toilette. Victor Hugo
franchit à Guernesey le dernier pas qui le séparait des artistes de
profession ; le dessinateur devint son propre graveur.
En 1863, le graveur Maxime Lalanne se présenta à Guernesey:
il venait pour reproduire, en une douzaine d’eaux-fortes, les aspects
les plus pittoresques de l’habitation du maître1 2. Victor Hugo héber-
gea l’artiste avec son affabilité de grand seigneur; il suivit le travail
du graveur, et voulut manier lui-même la pointe. En quelques jours,
il sut le nécessaire. Dans les rares loisirs que lui laissa pendant les
années suivantes un travail de plume acharné, il reprit les outils du
graveur. Le 1er janvier 1868, il mettait aux pieds de sa « dame »,
Juliette Drouet, qu’il avait logée près de lui à Guernesey, la pre-
mière épreuve d’une eau-forte signée de son nom. Cette fois, les
clairs et les ombres ne sont plus obtenus par des expédients : cette
ville en ruine, dominée par les tours de ses églises; cet ouragan
qui crève sur la colline abandonnée; ces pans de mur frappés par
la lueur d’un éclair, tout cet « effet » brusque et hardi, est donné
par le travail des hachures et la gradation ingénieuse des morsures.
Victor Hugo tenait dans sa main le secret des beaux noirs qui
font relief comme sur le tissu d’un velours ; il avait le moyen de multi-
plier ses créations d’artiste comme ses visions de poète. Tout à coup
il s’arrêta. L’eau-forte trop belle resta unique. L’écrivain jeta la
pointe qui menaçait de lui faire négliger sa plume. Il ne voulut pas
mentir aux paroles que Gautier avait écrites quelques années plus
tôt, en présentant les dessins de son illustre ami comme « un simple
1. Collection Pierre Lefèvre; gravé dans l’album des Travailleurs de la Mer.
2. Ces eaux-fortes, accompagnées d’un texte précis et coloré, ont formé un
charmant petit livre intitulé : Chez Victor Hugo, par un passant, 1864, publication
de la Société des Aquafortistes.