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LE PALAIS DE CRISTAL.
tout entier. .Nous nous proposons d'ouvrir nos co-
lonnes à plusieurs îles dessins île cet habile dessina-
teur.
Pour aujourd'hui, nous exposons sur notre pre-
mière page un divan, dans le goût de la Renaissance,
qui est composé de dix-huit grands panneaux ser-
vant de dossiers : les tapisseries qui les recouvrent
représentent des sujets mythologiques. Les statues
des neuf Muses, des candélabres et des vases pré-
cieux couronnent la base de ce meuble.
Cette première partie est surmontée, au centre,
de trois ligures de bronze aux formes herculéennes,
supportant deux vasques superposées, remplies de
fleurs et bordées de chimères lançant la flamme.
Au sommet, Apollon préside, la main sur sa lyre
et la tête ceinte de rayons lumineux.
Sur les dix-huit grands panneaux sont décrits les
douze travaux d'Hercule et six principales divinités
du Paganisme.
BULLETIN INDUSTRIEL.
QUESTION BU LIBRE ÉCHANGE.
richarb coedes.—Historique de la ligue anglaise (anii-
corn-taw leaque).—Association a Paris.—MM. le duc d'Har-
eourt, Renouard, Blanqui, Michel Chevalier.—Assemblée
nationale : 3IM. Thicrs cl -Sainte-Beuve. — Opinions des
économistes.
En 4804, dans une petite ville du comté de Sus-
sex, à Midhursl, naissait le tils d'un pauvre fermier,
et en 1815, c'est-à-dire onze ans plus tard, ce même
enfant conduisait dans les champs de son père un
troupeau de moutons, au moment où l'aristocratie
anglaise, forcée dans ses derniers retranchements
par les désastres que la guerre avait amenés, impo-
sait une contribution annuelle de près d'un milliard
qui devait indemniser la propriété foncière des pertes
qu'elle avait supportées.
Cet entant se nommait Ricsarb Cobden.
Quand l'âge le lui permit, le jeune Richard partit
avec son frère aîné, et, en quelques années, dans la
ville de Manchester, associé à son frère aine, il était
arrivé à se placer à la tète d'une manufacture de fil
de coton et toiles imprimées qui avaient dans le
commerce un grand succès.
Les Cobden's-prints étaient en vogue.
Son instinct, son génie, les souffrances que l'in-
dustrie devait au système prohibitif absolu, inspirè-
rent au jeune manufacturier de Manchester la réso-
lution énergique de frapper les esprits d'une réforme
décisive.
Avant de se lancer dans la voie agressive, Cobden
voulut d'abord connaître à fond son terrain ; il partit,
soit pour étendre son propre commerce, soit pour
prendre sur place les renseignements précis dont il
avait besoin.
En 1834, il parcourt l'Egypte, la Grèce, la Tur-
quie ; en 1835, l'Amérique du nord ; en 1837, le con-
tinent européen. Pendant ses excursions, il étudie
et il écrit. Il s'inspire des lieux où il se trouve, et il
commence à poser les bases de sa réforme. Deux
idées le préoccupent pour son pays : l'abolition des
douanes et l'abolition de la guerre.
Au début, on attaque très-résolûment ses prin-
cipes. Un écrivain prohibitionniste relève dans ses
brochures un mot, un seul, qui exprimait ses ten-
dances à détruire la crainte, selon lui, puérile, que
l'on a des menées de la Russie, et qu'il appelle la
Russopkobie ; un agent diplomatique de lord Pal-
merston, à Constantinople, M. Urghart, accuse le
jeune écrivain d'être à la solde du czar, et d'avoir i
reçu de lui 60,000 livres sterling.
Cobden, sans se préoccuper de ces attaques, pour-
suit sa mission, et bientôt, devenu le leading man,
le chef de file de Manchester, Richard Cobden de-
vient membre de la Chambre de commerce de cette
ville.
De 1835 à 1843, les crises commerciales de l'An-
gleterre grandissent. Où est le mal? Cobden le dé-
couvre et le signale. Le 4 août 1838, il fait partager
ses idées à un certain nombre de riches manufactu-
riers, et ub meeting s'assemble sous le titre de :
Anti-corn-luiv-league meeting.
On ne peut, si l'on n'y a assisté en Angleterre, se
figurer l'immense éclat de rire qui accueillit les li-
gueurs de Bolton. Mais, au milieu des sifflets et des
grognements (groans) de la multitude, les fonda-
teurs de V Anti-corn-law-league ne se lassent pas :
ils forment des souscriptions, inondent le sol britan-
nique de leurs écrits, étonnent l'indifférence publi-
que par leur audace, frappent les esprits sérieux par
leurs calculs, indiquent hardiment les causes néces-
saires, fatales, imminentes de la ruine publique.
On riait d'eux; on répondait par des épigramnies
à leurs efforts. Richard Cobden prend en main,
non-seulement le côté sérieux de la question, maisle
côté plaisant : habile à manier le sarcasme, il s'atta-
que vertement aux grotesques du parti prohibi-
tionniste; iljetteà la foule les lambeaux de ce vieux
corps à préjugés; et bientôt, les rieurs se mettent de
sou côté; bientôt la foule se retourne, voit les
plaies de ses adversaires, s'émeut, et Huit par s'ar-
mer elle-même en faveur de ceux qui veulent la
sauver de maux incalculables.
La ligue prend des proportions gigantesques; les
chambres du Parlement sont elles-mêmes saisies de
cette immense réforme. Un homme d'un véritable
génie, sir Robert Peel, arrive eux affaires : et l'on
sait qu'en quelques années ce noble esprit, ce mi-
nistre, dont la seule ambition fut de gouverner pour
sauver l'Angleterre, et dont l'abnégation fut telle
que, son pays étant une fois par lui arraché de la
ruine, il descendit des hauteurs du pouvoir avec
une incomparable grandeur, ce ministre fait adopter
à l'aristocratie anglaise une loi dont le jeune mar-
chand de Manchester avait été le promoteur et qui,
bientôt, devint, pour le monde entier, la préoccupa-
tion impérieuse des économistes.
En Angleterre, autour de Cobden, s'étaient groupés
des hommes dont il faut, en quelques traits rapides,
rappeler l'influence et l'originalité :
Le président de la ligue était un jeune fabricant
d'amidon, logé dans un faubourg de Manchester
comme contre-maître, et exerçant dans cette ville
une influence incalculable. C'est lui qui organise,
qui établit la comptabilité de la ligue, qui est l'âme
de sa correspondance, qui cache sous une apparente
tranquilité d'esprit un feu, une ardeur que rien ne
peut éteindre. Il se nomme Wilson.
Près de Cobden, se place, coreme orateur, John
Wright. C'est un jeune quaker, à la démarche car-
rée, saccadée, à la voix retentissante. Personne ne
manie le sarcasme avec plus d'autorité; personne
ne dépeint avec plus de verve les souffrances des
classes populaires ; à Wright, il faut la lutte, il faut la
guerre. Il aime à se servir de ses arguments, comme
un stratégiste de la bombe et de la mitraille : On
pourrait dire de lui, que c'est le Murât de Cobden.
William Fox est le poète des ligueurs : il a de
l'âme, de la mélancolie; son éloquence est persuasive,
insinuante, puis entraînante, élevée, pleine d'images.
« Ceux qui taxent le pain du peuple, s'écrie-t-il,
taxeraient l'air et la lumière, s'ils le pouvaient; ils
taxeraient les regards que nous jetons sur la voûte,
étoilée ; ils soumettraient les cieux avec toutes les
constellations et la chevelure de Caniope, elle bau-
drier d'Orion, et les brillantes pléiades, et la grande
et la petite ourse au jeu de l'échelle mobile.»
Puis, se plaignant des temporisations du minis-
tre : « Combien donc s'écrie-t-il, faudra-t-il de cas
de mort par inanition ? quelle somme de maladies,
de typhus, de mortalité serait-il nécessaire de cons-
tater pour justifier la remise du droit?...» Voilà donc
les occupations d'un premier ministre!... Il faudra
qu'il aille auprès du pays, qu'il compte ses pulsa-
tions, comme fait le médecin d'un régiment quand
on flagelle un soldat, — la main sur son poignet,
l'oeil sur la blessure saignante, l'oreille attentive au
bruit du fouet tombant sur les épaules nues, prêta
s'écrier: « arrêtez!... il se meurt!...» Tel est Fox.
Voulant donner de la situation même des choses
matérielles une statistique qui milite, en faveur de
l'abolition des douanes; et désireux de combattre
l'aristocratie anglaise, en lui prouvant ses goûtspour
les denrées étrangères de toutes sortes, voici ce qu'il
dit, avec infiniment d'esprit et d'â-propos :
Mais qu'est-il donc ce grand seigneur, cet avocat de
l'indépendance nationale, cet ennemi de toute dépen-
dance étrangère ? Examinons sa vie. Voilà un cuisinier
français qui prépare le diner pour le maître, et un va-
let suisse qui apprête le maître pour le diner.— Milady
est toute resplendissante de perles, qu'on ne trouve ja-
mais dans les huîtres britanniques, et la plume qui
flotte sur sa tête ne fit jamais partie de la queue d'un
dindon anglais. Les viandes de sa table viennent de la
Belgique ; ses vins, du Rhin ou du Rhône. 11 repose sa
vue sur des fleurs venues de l'Amérique du Sud. et il
gratifie son odorat de la fumée d'une feuille venue de
Y Amérique du Nord. Son cheval favori est d'origine
aral-e, et son chien de la race de Saint-Bernard. Sa
galerie est riche de tableaux flamands et de statues
grecques. — Veut-il se distraire? il va entendre des
chanteurs italiens, vociférant de la musique alleman-
de, le tout suivi d'un ballet français. S'élève-t-il aux
honneurs judiciaires? l'hermine qui décore ses épaules
n'avait jamais figuré jusque-là sur le dus d'une bête
britannique.— Son esprit même est une bigarrure de
contributions exotiques. Sa philosophie et sa poésie
viennent de la Grèce et de Rome ; sa géométrie d'Alexan-
drie; son arithmétique à'Arabie; et sa religion de Pa-
lestine. — Dès son berceau il presse ses dents naissan-
tes sur du corail de l'Océan Indien ; et lorsqu'il mourra
le marbre de Carare surmontera sa tombe... Et voilà
l'homme qui dit : Soyons indépendants de l'étran-
ger!...
Enfin, l'élat-major de la ligue recrutait de tous
cotés des adhérents et des patrons : MM. Bovvring,
Villiers, Elphinstone, Joseph Hume, Ricardo, O'Con-
nell lui-même que nous avons entendu, à Londres,
accueilli avec un enthousiasme que rien ne peut dé-
crire par dix mille auditeurs entassés dans une salle
immense du Strand, où n'avaient pu pénétrer vingt
mille autres auditeurs qui l'entouraient et l'empor-
taient sur leurs bras, dans la rue. Le grand agita-
teur O'Connell faisait entendre le 21 février 1844, sa
voix puissante, en faveur iufree trade.
La cause fut gagnée en six ans, et si l'on veut des
chiffres bien curieux, non-seulement pour démon-
trer l'entraînement avec lequel nos voisins soutien-
nent les causes nationales, mais une idée des sacri-
fices qu'ils savent faire (ainsi que le constate le Pa-
lais de ïExposition de 4 851 ), voici un détail bien
authentique et bien intéressant :
SOUSCRIPTIONS DE LA LIGUE.
1839 1.000 liv.sterl. ou
1839 5,000
1840 6,000
1841 10,000
1842 25,000
1843 50,000
1844 100,000
25,000 fr. < «"fonds.
125,000 1er vote.
150,000 2'
250,000 3<
625,000 4-«
1,250,000 5'
2,500,000 6«
12,500,000 7«
1845 500,000
En 1844,1e sixième delà souscription (400,000
francs) fut couvert dans la première séance.
En 1845, 60,000 livres (1,500,000 francs) ont été
souscrits dans la première séance.
25 souscripteurs s'engagèrent pour 1,000 livres
chacun; 24 pour 500 livres. M. Cobden fut de ce
nombre. Un simple ouvrier souscrivit pour 625 fr.
d'économies.
Les souscriptions se faisaient généralement à la fin
de l'année, pour l'année suivante. En 1846, la Li-
gue n'a demandé pour sa liquidation que 250,000
livres sur le demi-million sterling voté pour cet
exercice.
Cependant, la France ne pouvait rester indiffé-
rente à cet immense mouvement de nosYOisins.
On se rappelle qu'en 1846, se manifestèrent les
premiers symptômes de l'émotion libre-échangiste
La grande cause de la liberté commerciale entraîna
les esprits.
11 faudrait des volumes pour réunir les discours
prononcés en Europe, à l'occasion de ce grand
fait qui appartient à l'histoire, en matière industriel-
le, comme une réponse aussi grave, aussi puissante
que celle des révolutions politiques ou religieuses les
plus radicales.
Rappelons seulement, à titre de souvenirs et de
renseignements, laissant à de plus habiles le soin de
mettre d'accord, pour certains hommes le passé
avec le présent, les doctrines professées il y a cinq
ans avec le silence ou le contraste de leur opinion,
tels qu'ils ont cru devoir nous en rendre témoins,
de nos jours; rappelons quelques-unes des phrases
de leurs discours.
A cette époque après avoir, dans des feuilles
consacrées à l'économie politique, signalé leurs ten-
dances, et demandé que \efree trade s'introduisît
en France, des hommes éminents de la Chambre
des pairs, et de la Chambre des députés, des écri-
vains qui avaient conquis une certaine influence
dans la presse, firent appel au public dans une mé-
morable séance tenue pari'Association pour la li-
berté des Echanges, le 28 août 1846, dans la vaste
salle Montesquieu.
Nous assistions personnellement à cette séance.
Il peut paraître curieux de rappeler ici le nom de
quelques assistants :
Le bureau était occupé par M. le duc d'Har-
court, président ; MM. Anisson-Duperron et Renouard,
pairs de France; Blanqui et Léon Faucher, députés;
Horace Say , membre du conseil général de la Seine;
Michel Chevalier, conseiller d'État; llenière, président
du conseil des prud'homme»; Riglet, ancien juge au
tribunal de commerce et fabricant de bronzes; Pontonié,
LE PALAIS DE CRISTAL.
tout entier. .Nous nous proposons d'ouvrir nos co-
lonnes à plusieurs îles dessins île cet habile dessina-
teur.
Pour aujourd'hui, nous exposons sur notre pre-
mière page un divan, dans le goût de la Renaissance,
qui est composé de dix-huit grands panneaux ser-
vant de dossiers : les tapisseries qui les recouvrent
représentent des sujets mythologiques. Les statues
des neuf Muses, des candélabres et des vases pré-
cieux couronnent la base de ce meuble.
Cette première partie est surmontée, au centre,
de trois ligures de bronze aux formes herculéennes,
supportant deux vasques superposées, remplies de
fleurs et bordées de chimères lançant la flamme.
Au sommet, Apollon préside, la main sur sa lyre
et la tête ceinte de rayons lumineux.
Sur les dix-huit grands panneaux sont décrits les
douze travaux d'Hercule et six principales divinités
du Paganisme.
BULLETIN INDUSTRIEL.
QUESTION BU LIBRE ÉCHANGE.
richarb coedes.—Historique de la ligue anglaise (anii-
corn-taw leaque).—Association a Paris.—MM. le duc d'Har-
eourt, Renouard, Blanqui, Michel Chevalier.—Assemblée
nationale : 3IM. Thicrs cl -Sainte-Beuve. — Opinions des
économistes.
En 4804, dans une petite ville du comté de Sus-
sex, à Midhursl, naissait le tils d'un pauvre fermier,
et en 1815, c'est-à-dire onze ans plus tard, ce même
enfant conduisait dans les champs de son père un
troupeau de moutons, au moment où l'aristocratie
anglaise, forcée dans ses derniers retranchements
par les désastres que la guerre avait amenés, impo-
sait une contribution annuelle de près d'un milliard
qui devait indemniser la propriété foncière des pertes
qu'elle avait supportées.
Cet entant se nommait Ricsarb Cobden.
Quand l'âge le lui permit, le jeune Richard partit
avec son frère aîné, et, en quelques années, dans la
ville de Manchester, associé à son frère aine, il était
arrivé à se placer à la tète d'une manufacture de fil
de coton et toiles imprimées qui avaient dans le
commerce un grand succès.
Les Cobden's-prints étaient en vogue.
Son instinct, son génie, les souffrances que l'in-
dustrie devait au système prohibitif absolu, inspirè-
rent au jeune manufacturier de Manchester la réso-
lution énergique de frapper les esprits d'une réforme
décisive.
Avant de se lancer dans la voie agressive, Cobden
voulut d'abord connaître à fond son terrain ; il partit,
soit pour étendre son propre commerce, soit pour
prendre sur place les renseignements précis dont il
avait besoin.
En 1834, il parcourt l'Egypte, la Grèce, la Tur-
quie ; en 1835, l'Amérique du nord ; en 1837, le con-
tinent européen. Pendant ses excursions, il étudie
et il écrit. Il s'inspire des lieux où il se trouve, et il
commence à poser les bases de sa réforme. Deux
idées le préoccupent pour son pays : l'abolition des
douanes et l'abolition de la guerre.
Au début, on attaque très-résolûment ses prin-
cipes. Un écrivain prohibitionniste relève dans ses
brochures un mot, un seul, qui exprimait ses ten-
dances à détruire la crainte, selon lui, puérile, que
l'on a des menées de la Russie, et qu'il appelle la
Russopkobie ; un agent diplomatique de lord Pal-
merston, à Constantinople, M. Urghart, accuse le
jeune écrivain d'être à la solde du czar, et d'avoir i
reçu de lui 60,000 livres sterling.
Cobden, sans se préoccuper de ces attaques, pour-
suit sa mission, et bientôt, devenu le leading man,
le chef de file de Manchester, Richard Cobden de-
vient membre de la Chambre de commerce de cette
ville.
De 1835 à 1843, les crises commerciales de l'An-
gleterre grandissent. Où est le mal? Cobden le dé-
couvre et le signale. Le 4 août 1838, il fait partager
ses idées à un certain nombre de riches manufactu-
riers, et ub meeting s'assemble sous le titre de :
Anti-corn-luiv-league meeting.
On ne peut, si l'on n'y a assisté en Angleterre, se
figurer l'immense éclat de rire qui accueillit les li-
gueurs de Bolton. Mais, au milieu des sifflets et des
grognements (groans) de la multitude, les fonda-
teurs de V Anti-corn-law-league ne se lassent pas :
ils forment des souscriptions, inondent le sol britan-
nique de leurs écrits, étonnent l'indifférence publi-
que par leur audace, frappent les esprits sérieux par
leurs calculs, indiquent hardiment les causes néces-
saires, fatales, imminentes de la ruine publique.
On riait d'eux; on répondait par des épigramnies
à leurs efforts. Richard Cobden prend en main,
non-seulement le côté sérieux de la question, maisle
côté plaisant : habile à manier le sarcasme, il s'atta-
que vertement aux grotesques du parti prohibi-
tionniste; iljetteà la foule les lambeaux de ce vieux
corps à préjugés; et bientôt, les rieurs se mettent de
sou côté; bientôt la foule se retourne, voit les
plaies de ses adversaires, s'émeut, et Huit par s'ar-
mer elle-même en faveur de ceux qui veulent la
sauver de maux incalculables.
La ligue prend des proportions gigantesques; les
chambres du Parlement sont elles-mêmes saisies de
cette immense réforme. Un homme d'un véritable
génie, sir Robert Peel, arrive eux affaires : et l'on
sait qu'en quelques années ce noble esprit, ce mi-
nistre, dont la seule ambition fut de gouverner pour
sauver l'Angleterre, et dont l'abnégation fut telle
que, son pays étant une fois par lui arraché de la
ruine, il descendit des hauteurs du pouvoir avec
une incomparable grandeur, ce ministre fait adopter
à l'aristocratie anglaise une loi dont le jeune mar-
chand de Manchester avait été le promoteur et qui,
bientôt, devint, pour le monde entier, la préoccupa-
tion impérieuse des économistes.
En Angleterre, autour de Cobden, s'étaient groupés
des hommes dont il faut, en quelques traits rapides,
rappeler l'influence et l'originalité :
Le président de la ligue était un jeune fabricant
d'amidon, logé dans un faubourg de Manchester
comme contre-maître, et exerçant dans cette ville
une influence incalculable. C'est lui qui organise,
qui établit la comptabilité de la ligue, qui est l'âme
de sa correspondance, qui cache sous une apparente
tranquilité d'esprit un feu, une ardeur que rien ne
peut éteindre. Il se nomme Wilson.
Près de Cobden, se place, coreme orateur, John
Wright. C'est un jeune quaker, à la démarche car-
rée, saccadée, à la voix retentissante. Personne ne
manie le sarcasme avec plus d'autorité; personne
ne dépeint avec plus de verve les souffrances des
classes populaires ; à Wright, il faut la lutte, il faut la
guerre. Il aime à se servir de ses arguments, comme
un stratégiste de la bombe et de la mitraille : On
pourrait dire de lui, que c'est le Murât de Cobden.
William Fox est le poète des ligueurs : il a de
l'âme, de la mélancolie; son éloquence est persuasive,
insinuante, puis entraînante, élevée, pleine d'images.
« Ceux qui taxent le pain du peuple, s'écrie-t-il,
taxeraient l'air et la lumière, s'ils le pouvaient; ils
taxeraient les regards que nous jetons sur la voûte,
étoilée ; ils soumettraient les cieux avec toutes les
constellations et la chevelure de Caniope, elle bau-
drier d'Orion, et les brillantes pléiades, et la grande
et la petite ourse au jeu de l'échelle mobile.»
Puis, se plaignant des temporisations du minis-
tre : « Combien donc s'écrie-t-il, faudra-t-il de cas
de mort par inanition ? quelle somme de maladies,
de typhus, de mortalité serait-il nécessaire de cons-
tater pour justifier la remise du droit?...» Voilà donc
les occupations d'un premier ministre!... Il faudra
qu'il aille auprès du pays, qu'il compte ses pulsa-
tions, comme fait le médecin d'un régiment quand
on flagelle un soldat, — la main sur son poignet,
l'oeil sur la blessure saignante, l'oreille attentive au
bruit du fouet tombant sur les épaules nues, prêta
s'écrier: « arrêtez!... il se meurt!...» Tel est Fox.
Voulant donner de la situation même des choses
matérielles une statistique qui milite, en faveur de
l'abolition des douanes; et désireux de combattre
l'aristocratie anglaise, en lui prouvant ses goûtspour
les denrées étrangères de toutes sortes, voici ce qu'il
dit, avec infiniment d'esprit et d'â-propos :
Mais qu'est-il donc ce grand seigneur, cet avocat de
l'indépendance nationale, cet ennemi de toute dépen-
dance étrangère ? Examinons sa vie. Voilà un cuisinier
français qui prépare le diner pour le maître, et un va-
let suisse qui apprête le maître pour le diner.— Milady
est toute resplendissante de perles, qu'on ne trouve ja-
mais dans les huîtres britanniques, et la plume qui
flotte sur sa tête ne fit jamais partie de la queue d'un
dindon anglais. Les viandes de sa table viennent de la
Belgique ; ses vins, du Rhin ou du Rhône. 11 repose sa
vue sur des fleurs venues de l'Amérique du Sud. et il
gratifie son odorat de la fumée d'une feuille venue de
Y Amérique du Nord. Son cheval favori est d'origine
aral-e, et son chien de la race de Saint-Bernard. Sa
galerie est riche de tableaux flamands et de statues
grecques. — Veut-il se distraire? il va entendre des
chanteurs italiens, vociférant de la musique alleman-
de, le tout suivi d'un ballet français. S'élève-t-il aux
honneurs judiciaires? l'hermine qui décore ses épaules
n'avait jamais figuré jusque-là sur le dus d'une bête
britannique.— Son esprit même est une bigarrure de
contributions exotiques. Sa philosophie et sa poésie
viennent de la Grèce et de Rome ; sa géométrie d'Alexan-
drie; son arithmétique à'Arabie; et sa religion de Pa-
lestine. — Dès son berceau il presse ses dents naissan-
tes sur du corail de l'Océan Indien ; et lorsqu'il mourra
le marbre de Carare surmontera sa tombe... Et voilà
l'homme qui dit : Soyons indépendants de l'étran-
ger!...
Enfin, l'élat-major de la ligue recrutait de tous
cotés des adhérents et des patrons : MM. Bovvring,
Villiers, Elphinstone, Joseph Hume, Ricardo, O'Con-
nell lui-même que nous avons entendu, à Londres,
accueilli avec un enthousiasme que rien ne peut dé-
crire par dix mille auditeurs entassés dans une salle
immense du Strand, où n'avaient pu pénétrer vingt
mille autres auditeurs qui l'entouraient et l'empor-
taient sur leurs bras, dans la rue. Le grand agita-
teur O'Connell faisait entendre le 21 février 1844, sa
voix puissante, en faveur iufree trade.
La cause fut gagnée en six ans, et si l'on veut des
chiffres bien curieux, non-seulement pour démon-
trer l'entraînement avec lequel nos voisins soutien-
nent les causes nationales, mais une idée des sacri-
fices qu'ils savent faire (ainsi que le constate le Pa-
lais de ïExposition de 4 851 ), voici un détail bien
authentique et bien intéressant :
SOUSCRIPTIONS DE LA LIGUE.
1839 1.000 liv.sterl. ou
1839 5,000
1840 6,000
1841 10,000
1842 25,000
1843 50,000
1844 100,000
25,000 fr. < «"fonds.
125,000 1er vote.
150,000 2'
250,000 3<
625,000 4-«
1,250,000 5'
2,500,000 6«
12,500,000 7«
1845 500,000
En 1844,1e sixième delà souscription (400,000
francs) fut couvert dans la première séance.
En 1845, 60,000 livres (1,500,000 francs) ont été
souscrits dans la première séance.
25 souscripteurs s'engagèrent pour 1,000 livres
chacun; 24 pour 500 livres. M. Cobden fut de ce
nombre. Un simple ouvrier souscrivit pour 625 fr.
d'économies.
Les souscriptions se faisaient généralement à la fin
de l'année, pour l'année suivante. En 1846, la Li-
gue n'a demandé pour sa liquidation que 250,000
livres sur le demi-million sterling voté pour cet
exercice.
Cependant, la France ne pouvait rester indiffé-
rente à cet immense mouvement de nosYOisins.
On se rappelle qu'en 1846, se manifestèrent les
premiers symptômes de l'émotion libre-échangiste
La grande cause de la liberté commerciale entraîna
les esprits.
11 faudrait des volumes pour réunir les discours
prononcés en Europe, à l'occasion de ce grand
fait qui appartient à l'histoire, en matière industriel-
le, comme une réponse aussi grave, aussi puissante
que celle des révolutions politiques ou religieuses les
plus radicales.
Rappelons seulement, à titre de souvenirs et de
renseignements, laissant à de plus habiles le soin de
mettre d'accord, pour certains hommes le passé
avec le présent, les doctrines professées il y a cinq
ans avec le silence ou le contraste de leur opinion,
tels qu'ils ont cru devoir nous en rendre témoins,
de nos jours; rappelons quelques-unes des phrases
de leurs discours.
A cette époque après avoir, dans des feuilles
consacrées à l'économie politique, signalé leurs ten-
dances, et demandé que \efree trade s'introduisît
en France, des hommes éminents de la Chambre
des pairs, et de la Chambre des députés, des écri-
vains qui avaient conquis une certaine influence
dans la presse, firent appel au public dans une mé-
morable séance tenue pari'Association pour la li-
berté des Echanges, le 28 août 1846, dans la vaste
salle Montesquieu.
Nous assistions personnellement à cette séance.
Il peut paraître curieux de rappeler ici le nom de
quelques assistants :
Le bureau était occupé par M. le duc d'Har-
court, président ; MM. Anisson-Duperron et Renouard,
pairs de France; Blanqui et Léon Faucher, députés;
Horace Say , membre du conseil général de la Seine;
Michel Chevalier, conseiller d'État; llenière, président
du conseil des prud'homme»; Riglet, ancien juge au
tribunal de commerce et fabricant de bronzes; Pontonié,